Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire

III: La materia prima et l’alchimie du moi

La seconde naissance de l’enfant

Le retour à l’enfance amorce la renaissance de l’humain.

La malformation dont les hommes dépérissent procède du sort réservé aux enfants: ils naissent avec une nature et grandissent avec un caractère. La gratuité de l’amour leur donne une vie, la société les en dépouille; ainsi les poisons du chiffre d’affaires dépouillent-ils l’arbre de ses feuilles et la passion de ses attraits.

Enfance, richesse de l’être appauvrie par l’avoir, matin des désirs assombri par l’ennui des usines, histoire abrégée d’une civilisation qui substitue à l’art d’être humain l’efficience mercantile.

La mort triomphe dans le triomphe planétaire de l’économie, et tout ce qui désespère travaille à la parfaire. Assez de ces révolutions mûries dans le parti des trépassés! C’est la création du vivant qui est révolutionnaire. Les plus fins maquignons de la politique et du commerce, qui possèdent un sens sismographique des mutations sociales, ne s’emploient-ils pas à envelopper les dernières marchandises dans le dernier emballage idéologique, dans l’apparence du vivant?

Ils savent que la tendresse fait vendre, ils ignorent qu’elle ne se vend pas, car ils ne connaissent de vérité qu’économique. La réalité des désirs les prendra de court. Ils ont beau mêler au glas d’une société moribonde les fanfares de l’intérêt témoigné à l’enfant, à la faute, à la flore, ils ne perçoivent pas le chant de la terre qui couvrira leur voix, ni les harmonies nouvelles d’une vie qui se remet à l’endroit.

Le plus grand danger auquel s’expose la montée irrésistible du vivant réside moins dans l’assaut des récupérations lucratives que dans le réflexe de peur et de mort dont la conjuration d’interdits séculaires grève la jouissance. C’est pourquoi il arrive encore qu’à l’encontre d’un sentiment écologique de plus en plus commun s’élève soudain quelque furieuse détermination de saccager la nature; qu’en contre-point d’une affection croissante et partout soulignée, la violence aveugle frappe l’enfant au sein de la famille et de la société.

Assurément, ce n’est pas en ajoutant la peur du châtiment à cette peur de vivre, qui induit à tuer, que l’on viendra à bout des vocations meurtrières. Une société n’a jamais que les crimes qu’elle commandite. Il est trop tard pour que celle-ci songe à se réformer en militant pour la défense des enfants alors que sont en train de naître de la nature et de l’enfance réconciliées des relations humaines donnant la mesure d’une société radicalement autre.

Retrouver en soi non l’enfance blessée mais l’enfance épanouie

La psychanalyse est une association d’aide aux mutilés affectifs, elle facilite leur réinsertion dans une société qui les mutile. Le psychanalyste est payé pour expliquer en quoi le traumatisme apure graduellement la dette que chacun a contractée en naissant, et qui enjoint de mourir à soi-même.

Or la dévaluation de tout mode de paiement invite aux gratuités de nature. Il n’y a que la lumière des jouissances présentes pour dissiper les spectres obsessionnels du passé. Ne sont-ce pas les moments les plus heureux de l’enfance qui remontent à la surface lorsque le grand souffle de la plénitude insuffle au corps comme une éternité de vie; émotion d’autant plus forte qu’elle surgit le plus souvent de ce qu’un esprit utilitaire a les meilleures raisons de juger futile: un geste de tendresse, un paysage, un mot, un regard, une intonation, une odeur, une rencontre, une saveur.

Il ne s’agit plus d’assumer les traumatismes, il convient seulement de vouloir les états de grâce. Guidées par l’affection, les passions ne se déchireraient plus en ce long cri de mort qui fut leur histoire. Tant de rêves et de souvenirs épars ébauchent tant de vies qui se cherchèrent qu’il me semble n’exister rien de plus souhaitable au monde que la requête qu’elles font entendre à chaque instant.

Viennent les temps où l’enfant jouira d’assez d’amour pour apprendre à devenir ce qu’il n’a jamais eu la chance d’être en grandissant: un homme. Le libre usage de la créativité lui garantira une autonomie croissante, l’émancipant de la tutelle parentale et étatique. Enfin lui échoira le privilège d’aborder aux rivages de l’amour sans le ridicule des détours et distorsions auxquels les adultes se livrent si ardemment que les îles les plus fortunées se changent en lieux d’angoisse, de maladie et de folie.

Seul l’amour rétabli dans sa gratuité naturelle rend les désirs à leur simplicité originelle, à une animalité que l’apprentissage a précisément pour mission d’affiner, initiant l’enfant à sa destinée: être unique au monde et solidaire d’une vie omniprésente.

L’humanisation des désirs constitue le fondement d’une éducation nouvelle mais dont les principes ont toujours été ceux des plaisirs les plus simples: ainsi l’art grâce auquel la première gorgée de vin bue dans l’adolescence passe peu à peu de la sensation fruste et sommaire à la formation du goù»t et du palais et à la recherche de crus plus subtils.

Le temps arraché au vivant

L’exploitation de la nature a dénaturé jusqu’au temps imparti aux organismes vivants. La pollution marchande a soumis à sa loi d’extinction universelle des espèces l’existence de l’algue, de l’arbre et du phoque. Ajoutez-y la couche d’ozone, le sous-sol et l’atmosphère et vous pourrez mesurer asez exactement à quelle vitesse l’économie se réalise en éteignant la vie.

Or la mort universelle que nous voyons s’accomplir comme quelque Ragnarök, apocalypse ou jugement dernier des légendes religieuses, qu’est-ce d’autre que le temps arraché à l’éternité de la vie par une Histoire où l’être de l’économie programme le néant de l’être humain? Le temps de l’expansion de la vie a été transformé en temps d’expansion de la marchandise, soumettant les rythmes biologiques, les alternances d’excitation et de repos, la succession de systole et de diastole à une durée marquée par la perte et le profit, le progrès et la régression, la fortune et l’infortune, à ce temps qui est de l’argent, évoluant et dévaluant selon les cours du marché.

Le propre de temps-là où bon gré mal gré les producteurs sont embarqués, c’est qu’il s’use à la cadence des affaires et qu’il use à proportion ceux que les affaires emportent au large d’eux-mêmes.

Le présent n’a pas d’âge.

La fin de l’âge perçu comme pouvoir et représentation

Les Anglo-Américains, qui souvent ont le mieux assumé les névroses d’une existence mercantile, emploient le mot «stress» pour désigner l’état d’agitation requise par la bonne marche des affaires.

Or la frénésie paie désormais si mal le délabrement des nerfs et de l’esprit que, se lassant des lassitudes du temps mécanisé, certains redécouvrent comme un privilège la jouissance inopinée du moment présent. Un morceau d’eux-mêmes leur est rendu, ils font des manières pour l’accepter, puis ils en redemandent.

Dans la débâcle du pouvoir, l’âge a perdu les galons du prestige. Le conflit des générations, qui opposa si longtemps l’insolence stupidité des jeunes à l’arrogante bêtise des vieux, est en train de passer muscade faute de combattants crédibles. Ainsi va l’effondrement des valeurs, que l’archaïsme n’attend plus le nombre des années. A faire feu de tout bois, les marchés en déclin jettent pêle-mêle dans la décrépitude des vieillards de seize et de quatre-vingts ans. Le même poids de vie nulle équilibre le jeune patron et le vieux routier couturé de succès boursiers. L’accélération du corps mécanisé fait bon marché de la vieillesse à tout âge.

C’est en revanche un phénomène nouveau que l’importance accordée à l’amour par les enfants et les personnes âgées; comme si la vie renaissait plus volontiers où le travail n’exerce pas le plein droit de son autorité, chez les uns parce qu’ils y entrent à regret, chez les autres parce qu’ils en sortent avec soulagement. Heureuse conjonction de gens qui, n’ayant pas ou n’ayant plus l’âge de produire et de consommer, découvrent dans la sensualité de la vie présente de quoi n’être jamais ni jeune ni vieux. Restent, entre les deux, les hommes de l’économie pour qui l’âge continue de se mesurer au degré de fatigue, du moins tant que l’amour et les plaisirs ne les rendent pas pareils à des enfants.

Le temps nouveau est le temps des enfants

Pendant des siècles, la mentalité des enfants n’a pas changé sensiblement. Elle est restée le reflet d’une lutte de pouvoir: devenir grand pour échapper aux brimades et en infliger aux plus faibles. C’est ce qu’on nommait la cruauté de l’enfance.

En quelques années, elle s’est mise soudain àévoluer. Ce fut d’abord un certain désarroi, un refus de vieillir et de s’intégrer au monde absurde et odieux des adultes. Comme ce monde-là se donnait sans réplique pour le seul possible, un certain goù»t de la mort traduisit le désenchantement d’une démarche sans issue. Puis s’affirma la résolution de grandir autrement, de devenir un homme qui porte les fruits d’une enfance heureuse, non le bois stérile de sa négation. Exclu d’une histoire faite dans le mépris de la nature et de l’humain, l’enfant y entre le temps d’en tourner la dernière page, de claquer la porte sur l’archaïsme d’une civilisation qui, en somme, n’intéresse plus personne.

Sa présence a suffi pour porter au moulin de l’opinion publique de nouvelles banalités qui feront farine. L’enfant n’est pas né pour produire mais pour recréer la vie qui l’a créé. Il naît dans la gratuité de l’amour et la gratuité de l’amour est le fondement de son apprentissage, car il n’est plus vrai que la main, pour utiliser habilement un outil, doive désapprendre à caresser et à jouer, comme il n’est plus vrai qu’apprendre à vivre soit apprendre à souffrir, à se mutiler, à se sacrifier, à se décarcasser, ni que l’affection doive se prostituer en marchandage de famille, d’école, de société pour s’étonner ensuite que les petits instruits fassent de bien grands tourmentés.

A ceux qui se mettent aujourd’hui àétudier sa paradoxale nouveauté, il est presque utile de le rappeler: l’enfant n’est pas issu d’une autre planète, il porte en gestation une planète radicalement autre.

Etudier le comportement de l’embryon et du bébé ne prendra sa véritable importance que dans un projet plus vaste, dans une volonté de restaurer la spécificité de l’enfant, d’empêcher que sévisse plus longtemps l’entreprise de dénaturation qui le détruit comme elle détruit la terre entière.

En l’enfant comme en ce qui subsiste de flore et de faune bat le coeur d’une vie sans partage. Dans la rumeur de mort qui rythme la progression de la planète vers son économie définitive, il tient au salut de chacun qu’une telle musique nous ensorcelle.

Naissance d’une relation alchimique

L’expérience initiale de la vie transparaît dans la découverte de la petite enfance, et nous savons aujoud’hui qu’il y a tout à reprendre d’une évolution dont la brutale interruption a coupé court aux espérances de l’humain.

Elle commence, cette expérience, dans la foetus et dans l’athanor maternel. Le corps est son foyer alchimique et sa materia prima. L’enfant y est créé tout autant qi’il se crée, fruit d’un magistère où la femme offre sa provende affective et nutritive, et où l’embryon se forme en apprenant comment puiser ses ressources dans l’abondance du milieu naturel.

Un regard plus lucide a établi depuis peu qu’il existait une communication possible avec l’enfant en gestation, qu’il était permis de lui parler selon un langage qui est celui de l’effusion affective et non, bien évidemment, le langage des transactions d’affaires.

Par un enchantement qui vient à point nommé dans l’époque, il s’élabore, timidement, entre les êtres rendus à leur nouveauté radicale une relation de type alchimique, où la transmutation de la nature première implique la transmutation simultanée de l’opérateur. L’adulte qui a su percevoir, à travers le monde du nouveau-né, l’enfant et l’autre monde qu’il porte en lui saisit aussi ses semblables avec le même regard. Il se guide au fil des êtres où brille une étincelle de vie et ne s’encombre plus de la compagnie des morts.

Telle qu’elle s’esquisse après la naissance, l’expérience de la vie s’écarte de la quête alchimique, selon la distance que lui impose l’éducation sociale de l’enfant. Dans la démarche du tout-petit reparaît l’obstination de la plante à puiser la vie autour d’elle, àéviter le terrain hostile, à le contourner pour plonger ses racines dans un sol vivifiant. En même temps se manifeste l’apprentissage de la bête découvrant un environnement où soufflent le chaud et le froid, la caresse et l’agression, la sollicitude et le rejet. Et déjà, la présence humaine et inhumaine modèle un paysage, où la nature n’entre plus qu’artificiellement, un décor de chambre, de maison, de jardin, de famille; il faut y prendre place pour on ne sait quelle destinée. C’est un paysage en proie, lui aussi, aux changements de climat affectif, aux orages de la colère et de l’impatience, aux frimas de l’inattention, aux tensions de la culpabilité, aux printemps de la tendresse, aux ardeurs de l’amour, aux tornades névrotiques, aux rayonnements de la plénitude, aux tremblements du désir et aux lumières apaisantes du plaisir.

Des signes qu’il déchiffre peu à peu lui indiquent en quelles conditions il progresse. Tantôt une douce attention l’encourage à aller de l’avant, tantôt la solitude lui enseigne à prendre l’initiative, à affronter seul les risques de l’inconnu, à parfaire son autonomie. Il lui arrive dans cette quête, dont on a voulu oublier qu’elle est une quête du bonheur, de pleurer, de trépigner, de désespérer en prenant conscience des obstacles et des difficultés. C’est toujours là que les choses se sont gâtées, à l’endroit même où les adultes, tourmentés par l’ordre qui les gouverne, résignent leur coeur et manifestent que le chemin des jouissances n’est pas celui du savoir.

Si une mutation se prépare, c’est dans la communication nouvelle qui s’établit entre les hommes conscients de leur inachèvement et les enfants sensibles au potentiel de vie qu’ils détiennent. Dans le sentiment que seule la recherche du plaisir nourrit et stimule la création de soi et du monde réside le Grand-Oeuvre, la poésie orphique qui a percé le secret des êtres et des choses et amadoue, par ce qu’ils gardent de vivant, les plus redoutables furies de la vie refoulée.

Il n’y a pas d’autre trame à la destinée que le fil qui tisse la tapisserie, chaque jour recommencée, des plaisirs pris à la vie et offerts à l’humanisation du milieu naturel. Seuls commencent à vivre — comme l’enfant n’a pas encore désappris à le faire — ceux qui prennent le temps de poser sur les êtres et les choses le regard émerveillé du plaisir qui s’y peut puiser, non comme une contemplation mais comme le projet d’une création immédiate et sans fin.

La nature brute se fera nature humaine par le biais d’une intelligence sensuelle, d’une intelligence non séparée de la vie et qui a le privilège d’occuper peu à peu la place laissée vacante par la disparition de la famille patriarcale et de l’éducation d’obédience économique.

L’âge figé dans sa hiérarchie des fonctions et des rôles suit la débandade du temps mesurable en argent et en pouvoir. Le seul temps de qualité est celui du bonheur présent, qui est le temps de l’éternité. L’avenir, on l’a bien vu, n’était qu’un passé ravalé à la hâte pour une vente parodique, désormais déficitaire. Ce qui est ancré ici et maintenant n’a pas de traite à payer sur le lendemain.

L’arme absolue dont dispose l’enfant, c’est l’affection dont il croît et qu’il multiplie autour de lui. Il n’est rien de tel que le sentiment d’être aimé pour s’aimer soi-même; comme à revers, le respect et le mépris forgent la chaîne de la fatuité et de la haine de soi. C’est en ce sens très précis qu’il convient de comprendre le vieil adage: «L’amour n’a pas d’âge.»