Introduction

Introduction

Ce qu’il y a de vécu dans ce livre, je n’ai pas l’intention de le rendre sensible à des lecteurs qui ne s’apprêtent en toute conscience à le revivre. J’attends qu’il se perde et se retrouve dans un mouvement général des esprits, comme je me flatte que les conditions présentes s’effaceront de la mémoire des hommes.

Le monde est à refaire: tous les spécialistes de son reconditionnement ne l’empêcheront pas. De ceux-là, que je ne veux pas comprendre, mieux vaut n’être pas compris.

Pour les autres, je sollicite leur bieveillance avec une humilité qui ne leur échappera pas. J’aurais souhaité qu’un tel livre fût accessible aux têtes les moins rompues au jargon des idées. J’espère n’avoir échoué qu’au second degré. De ce chaos sortiront quelque jour des formules qui tireront à bout portant sur nos ennemis. Entre-temps, que la phrase à relire fasse son chemin. La voie vers la simplicité est la plus complexe et, ici particulièrement, il était utile ne pas arracher aux banalités les multiples racines qui permettront de les transplanter dans un autre terrain, de les cultiver à notre profit.

Jamais je n’ai prétendu révéler du neuf, lancer de l’inédit sur le marché de la culture. Une infime correction de l’essentiel importe plus que cent innovations accessoires. Seul est nouveau le sens du courant qui charrie les banalités.

Depuis le temps qu’il y a des hommes, et qui lisent Lautréamont, tout est dit et peu sont venus pour en tirer profit. Parce que nos connaissances sont en soi banales, elles ne peuvent profiter qu’aux esprits qui ne le sont pas.

Le monde moderne doit apprendre ce qu’il sait déjà, devenir ce qu’il est, à travers une immense conjuration d’obstacles, par la pratique. On n’échappe à la banalité qu’en la manipulant, en la dominant, en la plongeant dans le rêve, en la livrant au bon plaisir de la subjectivité. J’ai fait la part belle à la volonté subjective, mais que personne ne m’en fasse grief avant d’avoir estimé tout de bon ce que peuvent, en faveur de la subjectivité, les conditions objectives que le monde réalise chaque jour. Tout part de la subjectivité et rien ne s’y arrête. Aujourd’hui moins que jamais.

La lutte du subjectif et de ce qui le corrompt élargit désormais les limites de la vieille lutte des classes. Elle la renouvelle et l’aiguise. Le parti pris de la vie est un parti pris politique. Nous ne voulons pas d’un monde où la garantie de ne pas mourir de faim s’échange contre le risque de mourir d’ennui.

L’homme de la survie, c’est l’homme émietté dans les mécanismes du pouvoir hiérarchisé, dans une combinaison d’interférences, dans un chaos de techniques oppressives qui n’attend pour s’ordonner que la patiente programmation des penseurs programmés.

L’homme de la survie, c’est aussi l’homme unitaire, l’homme du refus global. Il ne se passe un instant sans que chacun de nous ne vive contradictoirement, et à tous les degrés de la réalité, le conflit de l’oppression et de la liberté ; sans qu’il ne soit bizarrement déformé et comme saisi en même temps selon deux perspectives antagonistes: la perspective du pouvoir et la perspective du dépassement. Consacrées à l’analyse de l’une et l’autre, les deux parties qui composent le Traité de savoir-vivre mériteraient donc d’être abordées non successivement, comme l’exige la lecture, mais simultanément, la description du négatif fondant le projet positif et le projet positif confirmant la négativité. Le meilleur ordre d’un livre, c’est de n’en avoir pas, afin que le lecteur y découvre le sien.

Ce qu’il y a de manqué dans l’écriture reflète aussi le manque chez le lecteur, en tant que lecteur et plus encore en tant qu’homme. Si la part d’ennui à l’écrire transparaît dans une certaine part d’ennui à le lire, ce ne sera là qu’un argument de plus pour dénoncer le manque à vivre. Pour le reste, que la gravité du temps excuse la gravité du ton. La légèreté est toujours en deçà ou au-delà des mots. L’ironie, ici, consiste à ne l’oublier jamais.

Le Traité de savoir-vivre entre dans un courant d’agitation dont on n’a pas fini d’entendre parler. Ce qu’il expose est une simple contribution parmi d’autres à la réédification du mouvement révolutionnaire international. Son importance ne devrait échapper à personne, car personne, avec le temps, n’échappera à ses conclusions.