Décompression et troisième force

VI: Décompression et troisième force

Jusqu'à présent la tyrannie n'a fait que changer de mains. Dans le respect commun de la fonction dirigeante, les forces antagonistes n'ont cessé d'entretenir les germes de leur coexistence future. (Quand le meneur de jeu prend le pouvoir d'un chef, la révolution meurt avec les révolutionnaires.) Les antagonismes non résolus pourrissent en dissimulant les vraies contradictions. La décompression est le contôle permanent des antagonistes par la caste dominante. La troisième force radicalise les contradictions et les mène à leur dépassement, au nom de la liberté individuelle et contre toutes les formes de contrainte. Le pouvoir n'a d'autre recours que d'écraser ou de récupérer la troisième force sans en reconnaître l'existence.

Faisons le point. Quelques millions d’hommes vivaient dans une immense bâtisse sans porte ni fenêtre. D’innombrables lampes à huile rivalisaient sur leur maigre lumière avec les ténèbres qui régnaient en permanence. Comme il était d’usage, depuis la plus sage Antiquité, leur entretien incombait aux pauvres, aussi le cours de l’huile épousait-il fidèlement le cours sinueux de la révolte et de l’accalmie. Un jour une insurrection générale éclata, la plus violente que ce peuple eût connue. Les meneurs exigeaient une juste répartition des frais d’éclairage ; un grand nombre de révolutionnaires revendiquaient la gratuité de ce qu’ils appelaient un service d’utilité publique ; quelques extrémistes allaient jusqu’à réclamer la destruction d’une demeure prétendue insalubre et inadaptée à la vie commune. Selon la coutume, les plus raisonnables se trouvèrent désarmés devant la brutalité des combats. Au cours d’un engagement particulièrement vif avec les forces de l’ordre, un boulet mal dirigé creva dans le mur d’enceinte une brèche par où la lumière se coula. Le premier moment de stupeur passé, cet afflux de lumière fut salué par des cris de victoire. La solution était là: il suffisait désormais d’aménager d’autres brèches. Les lampes furent mises au rebut ou rangées dans des musées, le povoir échut aux perceurs de fenêtre. On oublia les partisans d’une destruction radicale et même leur liquidation discrète passa, semble-t-il, presque inaperçue. (On se querellait sur le nombre et l’emplacement des fenêtres.) Puis leurs noms revinrent en mémoire, un siècle ou deux plus tard, alors que, accoutumé à voir de larges baies vitrées, le peuple, cet éternel mécontent, s’était mis à poser d’extravagantes questions. «Traîner ses jours dans une serre climatisée, est-ce une vie?», demanda-t-il.

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La conscience contemporaine est tantôt celle de l’emmuré, tantôt celle du prisonnier. L’oscillation lui tient lieu de liberté ; il va, comme le condamné, du mur blanc de sa cellule à la fenêtre grillagée de l’évasion. Que l’on perce une ouverture dans le caveau de l’isolement, et l’espoir filtre avec la lumière. De l’espoir d’évasion qu’entretiennent les prisons dépend la docilité du prisonnier. Acculé à un mur sans issue, un homme ne connaît par contre que la rage de l’abattre ou de s’y briser la tête, ce qui ne laisse pas d’être regrettable au regard d’une bonne organisation sociale (même si le suicidé n’a pas l’heureux esprit d’entrer dans la mort à la manière des princes orientaux, en immolant tous ses esclaves: juges, évêques, généraux, policiers, psychiatres, philosophes, managers, spécialistes et cybernéticiens).

L’emmuré vif a tout à gagner, le prisonnier, lui, peut perdre encore l’espoir. L’espoir est la laisse de la soumission. Dès que le pouvoir risque d’éclater, il fait jouer la soupape de sûreté, il diminue la pression interne. On dit qu’il change ; en vérité il n’a fait que s’adapter en résolvant ses difficultés.

Il n’est pas d’autorité qui ne voie se dresser contre elle une autorité similaire et de signe contraire. Or, rien de plus périlleux pour le principe de gouvernement hiérarchisé que l’affrontement sans merci de deux forces antagonistes animées d’une rage d’anéantissement total. Dans pareil conflit, le raz de marée du fanatisme emporte les valeurs les plus stables, le no man’s land s’étend partout, instaurant l’interrègne du «rien n’est vrai, tout est permis». L’histoire, il est vrai, n’offre pas d’exemple d’un combat titanesque qui ne fût opportunément désamorcé et transformé en conflit d’opérette. D’où vient la décompression? De l’accord de principe implicitement conclu entre les forces en présence.

Le principe hiérarchique reste en effet commun aux forcenés des deux camps. On ne s’affronte jamais impunément, ni inocemment. Face au capitalisme des Lloyd George et des Krupp s’érige l’anticapitalisme de Lénine et de Trotsky. Dans le miroir des maîtres du présent se reflètent déjà les maîtres futurs. Comme l’écrit Henri Heine:

Lächelnd sheidet der Tyran
Denn er weiss, nach seinem Tode
Wechselt Willkür nur die Hände
Und die Knechtschaft hat kein Ende.

Le tyran meurt en souriant ; car il sait qu’après sa mort la tyrannie changera seulement de mains, et que l’esclavage est sans fin. Les chefs diffèrent comme diffèrent leurs modes de domination, mais ils restent des chefs, des propriétaires d’un pouvoir exercé à titre privé. (La grandeur de Lénine tient sans conteste à son refus romantique d’assumer la fonction de maître absolu qu’impliquait son organisation très hiérarchisée du groupe bolchevik ; c’est par ailleurs à cette grandeur-là que le mouvement ouvrier est redevable de Cronstadt 21, de Budapest 56 et du batiouchka Staline.)

Dès lors, le point commun va devenir point de décompression. Identifier l’adversaire avec le Mal et se nimber de l’auréole du Bien offre assurément l’avantage stratégique d’assurer l’unité d’action en polarisant l’énergie des combattants. Mais la manoeuvre exige du même coup l’anéantissement de l’adversaire. Une telle perspective a de quoi faire hésiter les modérés. D’autant que détruire radicalement l’adversaire pousse jusque dans le camp ami la destrcution de cette part commune aux antagonistes. La logique bolchevique devait obtenir la tête des chefs sociaux-démocrates. Ceux-ci s’empressèrent de trahir, et ils le firent en tant que chefs. La logique anarchiste devait obtenir la liquidation du pouvoir bolchevik. Celui-ci s’empressa de les écraser, et le fit en tant que pouvoir hiérarchisé. La même chaîne de trahisons prévisibles jeta au-devant des fusils de l’union républicaine, socialiste et stalinienne, les anarchistes de Durruti.

Dès que le meneur de jeu se mue en dirigeant, le principe hiérarchique sauve sa peau, la révolution s’assied pour présider au massacre des révolutionnaires. Il faut le rappeler sans trêve: le projet insurrectionnel n’appartient qu’aux masses, le meneur le renforce, le chef le trahit. C’est entre le meneur et le chef que la lutte authentique se déroule d’abord.

Pour le révolutionnaire spécialisé, le rapport de force se mesure en quantité, de même que le nombre d’hommes commandés indique, pour n’importe quel militaire, la hauteur du grade. Les chefs de partis insurrectionnels ou prétendus tels perdent le qualitatif au nom de la clairvoyance quantitative. Eussent-ils bénéficié de 500 000 hommes supplémentaires et d’armements modernes, les «Rouges» n’en auraient pas moins perdu la révolution espagnole. Elle était morte sous la botte des commissaires du peuple. Les discours de la Pasionaria résonnaient déjà comme une oraison funèbre ; les clameurs pathétiques étouffaient le langage des faits, l’esprit des collectivités aragonaises ; l’esprit d’une minorité radicale résolue à trancher d’un seul coup toutes les têtes de l’hydre, non seulement sa tête fasciste.

Jamais, et pour cause, un affrontement absolu n’est arrivé à terme. La lutte finale n’a connu jusqu’à présent que de faux départs. Tout est à reprendre au début. La seule justification de l’histoire est de nous y aider.

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Soumis à la décompression, les antagonismes, irréductibles au premier abord, vieillissent côte à côte, ils se figent dans une opposition formelle, ils perdent leur substance, se neutralisent, mélangent leurs moisissures. Le bolchevik au couteau entre les dents, qui le reconnaîtrait dans le gagarinisme de Moscou la gâteuse? Par la grâce du miracle oecuménique, le «prolétaire de tous les pays unissez-vous!» cimente aujourd’hui l’union de tous les dirigeants. Tableau touchant. La part commune aux antagonismes, embryon de pouvoir qu’une lutte radicale eût extirpé, la voici qui réconcilie les frères ennemis.

Est-ce si simple? Non pas. La farce manquerait de ressort. Sur la scène internationale, capitalisme et anticapitalisme sénescents donnent en spectacle leur spirituel marivaudage. Que les spectateurs frémissent à la pensée d’un désaccord, qu’ils trépignent de joie quand la paix vient bénir les peuples enlacés! L’intérêt faiblit-il? Une pierre est ajoutée au mur de Berlin ; l’affreux Mao grince des dents, tandis qu’un choeur de petits Chinois célèbre la patrie, la famille et le travail. Ainsi rafistolé, le vieux manichéisme va son chemin. Le spectacle idéologique crée, pour se renouveler, la mode des antagonismes désarmorcés: êtes-vous pour ou contre Brigitte Bardot, Johny Hallyday, la 3 CV Citroën, les jeunes, la nationalisation, les spaghetti, les vieux, l’O.N.U., les jupes courtes, le Pop Art, la guerre thermonucléaire, l’auto-stop? Il n’est personne qui ne soit, à un moment de la journée, interpellé par une affiche, une information, un stéréotype, sommé de prendre parti sur les détails préfabriqués qui obturent patiemment toutes les sources de la créativité quotidienne. Dans les mains du pouvoir, ce fétiche glacé, les miettes d’antagonismes forment un anneau magnétique chargé de dérégler les boussoles individuelles, d’abstraire chacun de soi et de dévier les lignes de force.

La décompression n’est en somme que la manipulation des antagonismes par le pouvoir. Le conflit de deux termes prend son sens dans l’intervention d’un troisième. S’il n’existe que deux pôles, l’un et l’autre s’annulent car chacun emprunte sa valeur à l’autre. Impossible de juger, on entre dans le règne de la tolérance et de la relativité chères à la bourgeoisie. Comme on comprend l’intérêt porté par la hiérarchie apostolique et romaine à la querelle du manichéisme et du trinitarisme! Dans un affrontement sans merci entre Dieu et Satan, que fût-il resté de l’autorité ecclésiastique? Rien, les crises millénaristes l’ont prouvé. C’est pourquoi le bras séculier exerce son saint office, c’est pourquoi les bûchers flambent pour les mystiques de Dieu ou du diable, pour les théologiens téméraires qui mettent en question le principe du «trois en un». Seuls les maîtres temporels du christianisme se veulent habilités à traiter le différend opposant le maître du Bien au maître du Mal. Ils sont les grands intermédiaires par qui le choix de l’un ou l’autre camp passe obligatoirement, ils contrôlent la voie du salut et celle de la damnation et ce contrôle importe plus pour eux que le salut ou la damnation mêmes. Sur terre, ils s’instituèrent juges sans appel, puisque aussi bien ils avaient choisi d’être jugés dans un au-delà dont ils inventaient les lois.

Le mythe chrétien désamorça l’âpre conflit manichéen en offrant au croyant la possibilité du salut individuel. C’était la brèche ouverte par le Poilu de Nazareth. L’homme échappait ainsi à la rigueur d’un affrontement entraînant nécessairement la destruction des valeurs, le nihilisme. Mais du même coup lui échappait la chance de se reconquérir à la faveur d’un bouleversement général, la chance de prendre sa place dans l’univers en chassant les dieux et leurs fléaux. De sorte que le mouvement de décompression semble avoir une fonction essentielle d’entraver la volonté la plus irréductible de l’homme, la volonté d’être soi sans partage.

De tous les conflits qui poussent un camp contre un autre, une part irrépressible de revendications individuelles entre en jeu, imposant souvent ses exigences menaçantes. A tel point qu’on est fondé à parler d’une troisième force. La troisième force serait à la perspective individuelle ce que la force de décompression est à la perspective du pouvoir. Appoint spontané de toutes les luttes, elle radicalise les insurrections, dénonce les faux problèmes, menace le pouvoir dans sa structure même. Sa racine est partout dans la vie quotidienne. C’est à elle que Bretch fait allusion dans une des histoires de M. Keuner: «Comme on demandait à un prolétaire assigné en justice s’il voulait prêter serment sous la forme laïque ou ecclésiastique, il répondit: “Je suis chômeur.”» La troisième force amorce non le dépérissement des contraires, mais leur dépassement. Ecrasée prématurément ou récupérée, elle devient, par un mouvement inverse, force de décompression. Ainsi, le salut de l’âme n’est autre que la volonté de vivre récupérée par le mythe, médiatisée, vidée de son contenu réel. Par contre, la revendication péremptoire d’une vie riche explique la haine dont furent l’objet certaines sectes gnostiques ou les Frères du Libre Esprit. Au déclin du christianisme, le combat que se livrent Pascal et les Jésuites oppose à la nécessité de réaliser Dieu dans le bouleversement nihiliste du monde la doctrine réformiste du salut et des accommodements avec le ciel. Enfin, débarassée de sa gangue théologique, c’est elle toujours qui anime la lutte babouviste contre le million doré, le projet marxiste de l’homme total, les rêveries de Fourier, le déchaînement de la Commune, la violence anarchiste.

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Individualisme, alcoolisme, collectivisme, activisme… la variété des idéologies l’atteste: il y a cent façons d’être aux côtés du pouvoir. Il n’y a qu’une façon d’être radical. Le mur à abattre est immense, mais tant de brèches l’ont ébranlé qu’il suffira bientôt d’un seul cri pour le voir s’effondrer. Que sorte enfin des brumes historiques la formidable réalité de la troisième force, ce qu’il y avait de passions individuelles dans les insurrections! On verra bien que la vie quotidienne renferme une énergie qui déplace les montagnes et supprime les distances. La longue révolution se prépare à écrire dans les faits la geste dont les auteurs anonymes ou inconnus rejoindront pêle-mêle Sade, Fourier, Babeuf, Marx, Lacenaire, Stirner, Lautréamont, Léhautier, Vaillant, Henry, Villa, Zapata, Makhno, les Fédérés, ceux de Hambourg, de Kiel, de Cronstadt, des Asturies, ceux qui n’ont pas fini de jouer, avec nous qui commençons à peine le grand jeu sur la liberté.