Abstraction médiatisée et médiation abstraite

XI: Abstraction médiatisée et médiation abstraite

La réalité est aujourd’hui emprisonnée dans la métaphysique comme elle l’était jadis dans la vision théologique. La façon de voir, imposée par le pouvoir, «abstrait» les médiations de leur fonction initiale, qui est de prolonger dans le réel les exigences du vécu. Mais la médiation ne perd jamais tout à fait le contact avec le vécu, elle résiste à l’attraction du champ autoritaire. Le point de résistance est l’observatoire de la subjectivité. Jusqu’à présent, les métaphysiciens n’ont fait qu’organiser le monde, il s’agit maintenant de le transformer contre eux (1). — Le règne de la survie garantie fait lentement s’effriter la croyance au pouvoir nécessaire (2). — Ainsi s’annonce un refus croissant des formes qui nous gouvernent, un refus de leur principe ordonnateur (3). — La théorie radicale, seule garantie du refus cohérent, pénètre les masses parce qu’elle prolonge leur créativité spontannée. L’idéologie «révolutionnaire» est la théorie récupérée par les dirigeants. — Les mots existent à la frontière de la volonté de vivre et de sa répression ; leur emploi décide de leur sens ; l’histoire contrôle les modalités d’emploi. La crise historique du langage annonce un dépassement possible vers la poésie des gestes, vers le grand jeu sur les signes (4).

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Quel est ce détour par où, me poursuivant, j’achève de me perdre? Quel écran me sépare de moi sous couvert de me protéger? Et comment me retrouver dans cet émiettement qui me compose? J’avance vers je ne sais quelle incertitude de me saisir jamais. Tout se passe comme si mes pas me précédaient, comme si pensées et affects épousaient les contours d’un paysage mental qu’ils imaginent créer, qui les modèle en fait. Une force absurde — d’autant plus absurde qu’elle inscrit dans la rationalité du monde et paraît incontestable — me contraint de sauter sans relâche pour atteindre un sol que mes pieds n’ont jamais quitté. Et par ce bond inutile vers moi, mon présent m’est volé ; je vis le plus souvent en décalage avec ce que je suis, au rythme du temps mort.

On s’étonne beaucoup trop peu à mon sens de voir le monde emprunter, à certaines époques, les formes de la métaphysique dominante. La croyance au diable et à Dieu, si farfelue soit-elle, fait de l’un et l’autre fantômes une réalité vivante sitôt qu’une collectivité les juge assez présents pour inspirer des textes de lois. De même la stupide distinction entre cause et effet a pu régir une société où les comportements humains et les phénomènes en général étaient analysés en termes de cause et d’effet. Et aujourd’hui encore, personne ne peut sous-estimer la dichotomie aberrante entre pensée et action, théorie et pratique, réel et imaginaire… Ces idées-là sont des forces d’organisation. Le monde du mensonge est un monde réel, on y tue et on y est tué, il est préférable de ne pas l’oublier. On a beau ironiser sur le pourrissement de la philosophie, les philosophes contemporains se retirent avec un sourire entendu derrière leur médiocrité de pensée: ils savent au moins que le monde reste une construction philosophique, un grand débarras idéologique. Nous survivons dans un paysage métaphysique. La médiation abstraite et aliénante qui m’éloigne de moi est terriblement concrète.

Part de Dieu accordée à l’homme, la Grâce a survécu à Dieu lui-même. Elle est laïcisée. Quittant la théologie pour la métaphysique, elle est restée incrustée dans l’homme individuel comme un guide, un mode de gouvernement intériorisé. Quand l’imagerie freudienne accroche au-dessus de la porte du moi le monstre du Superego, elle succombe moins à la tentation d’une simplification abusive qu’à un refus d’enquêter plus avant sur l’origine sociale des contraintes. (Ce que Reich a bien compris.) C’est parce que les hommes sont divisés, non seulement entre eux mais aussi en eux, que l’oppression règne. Ce qui sépare de soi et affaiblit unit par de faux liens au pouvoir, ainsi renforcé et choisi comme protecteur, comme père.

«La médiation dit Hegel, est l’égalité avec soi-même-se-mouvant.» Mais se mouvoir peut être aussi se perdre. Et lorsqu’il ajoute: «C’est le moment du meurs et du deviens», il n’y a pas un mot à changer pour que le sens diffère radicalement selon la perspective où l’on se place, celle du pouvoir totalitaire ou celle de l’homme total.

La médiation échappe-t-elle à mon contrôle, c’est aussitôt vers l’étrange et l’inhumain que m’entraîne une démarche que je crois mienne. Engels montrait judicieusement qu’une pierre, un fragment de la nature étrangère à l’homme, devenait humaine sitôt qu’elle prolongeait la main en servant d’outil (et la pierre humanise à son tour la main de l’hominien). Mais approprié par un maître, un patron, une commission de planning, une organisation dirigeante, l’outil change de sens, il dévie vers d’autres prolongements les gestes de celui qui en use. Ce qui est vrai pour l’outil vaut pour toutes les médiations.

De même que Dieu régnait en conseiller des Grâces, le magnétisme du principe gouvernant s’empare du plus grand nombre possible de médiations. Le pouvoir est la somme des médiations aliénées et aliénantes. La science (scientia theologioe ancilla) a opéré la reconversion du mensonge divin en information opérationnelle, en abstraction organisée, rendant au mot son sens étymologique, ab-trahere, tirer hors de.

L’énergie dépensée par l’individu pour se réaliser, pour se prolonger dans le monde selon ses désirs et ses rêves, est soudain freinée, mise en suspens, aiguillée vers d’autres voies, récupérée. La phase normale de l’accomplissement change de plan, quitte le vécu, s’enfonce dans la transcendance.

Or le mécanisme d’abstraction n’obéit pas purement et simplement au principe autoritaire. Tout amoindri qu’il soit par sa médiation volée, l’homme entre dans le labyrinthe du pouvoir avec les armes de la volonté agressive de Thésée. S’il arrive qu’il s’y perde, c’est d’avoir auparavant perdu Ariane, doux lien qui l’attache à la vie, volonté d’être soi. Car seule l’incessante relation de la théorie et de la praxis vécue permet d’espérer la fin de toutes les dualités, le règne de la totalité, la fin du pouvoir de l’homme sur l’homme.

Le sens de l’humain n’est pas dévoyé vers l’inhumain sans résistance, sans combat. Où se situe le champ d’affrontement? Toujours dans le prolongement immédiat du vécu, dans la spontanéité. Non que j’oppose ici à la médiation abstraite une sorte de spontanéité brute, disons instinctive, ce serait reproduire à un niveau supérieur le choix imbécile entre la spéculation pure et l’activisme borné, la disjonction entre théorie et pratique. La tactique adéquate consiste plutôt à déclencher l’attaque à l’endroit précis où s’embusquent les détrousseurs du vécu, à la frontière du geste amorcé et de son prolongement perverti, au moment même où le geste spontané est aspiré par le contresens et le malentendu. On dispose là, pendant un infime laps de temps, d’un panorama qui embrasse à la fois, dans la même prise de conscience, les exigences du vouloir-vivre et ce que l’organisation sociale se prépare à en faire ; le vécu et sa récupération par les machines autoritaires. Le point de résistance est l’observatoire de la subjectivité. Pour des raisons identiques, ma connaissance du monde n’existe valablement qu’à l’instant où je le transforme.

2

La médiation du pouvoir exerce un chantage permanent sur l’immédiat. Certes, l’idée qu’un geste ne peut s’achever dans la totalité de ses implications reflète exactement la réalité du monde déficitaire, d’un monde de la non-totalité ; mais elle renforce du même coup le caractère métaphysique des faits leur falsification officielle. Le sens commun a fait siennes des allégations comme: «Les chefs sont toujours nécessaires», «Otez l’autorité, vous précipitez l’humanité dans la barbarie et le chaos» et tutti quanti. La coutume, il est vrai, a si bien mutilé l’homme, qu’il croit, se mutilant, obéir à la loi naturelle. Peut-être est-ce l’oubli de sa propre perte qui l’accroche le mieux au pilori de la soummission. Quoi qu’il en soit, il entre bien dans la mentalité d’un esclave d’associer le pouvoir à la seule forme de vie possible, à la survie. Et il entre bien dans les desseins du maître d’encourager tel sentiment.

Dans la lutte de l’espèce humaine pour sa survie, l’organisation sociale hiérarchisée a marqué indéniablement une étape décisive. La cohésion d’une collectivité autour de son chef a représenté à un moment de l’histoire la chance de salut la plus sûre, sinon la seule. Mais la survie était garantie au prix d’une aliénation nouvelle ; ce qui la sauvegardait l’emprisonnait, ce qui la maintenait en vie lui interdisait de croître. Les régimes féodaux étaient crûment la contradiction: des serfs, mi-hommes mi-bêtes, voisinent avec une poignée de privilégiés dont certains s’efforcent d’accéder individuellement à l’exubérance et à la puissance de vivre.

La conception féodale se soucie peu de la survie proprement dite: les famines, les épidémies, les massacres ôtent du meilleur des mondes des millions d’êtres sans émouvoir outre mesure des générations de lettrés et de fins jouisseurs. Au contraire, la bourgeoisie trouve dans la survie la matière première de ses intérêts économiques. Le besoin de se nourrir et de subsister matériellemnet motive forcément le commerce et l’industrie. Si bien qu’il n’est pas abusif de voir dans le primat de l’économie, ce dogme de l’esprit bourgeois, la source même de son célèbre humanisme. Si les bourgeois préfèrent l’homme à Dieu, c’est qu’il produit et consomme, achète et fournit. L’univers divin, qui est en deçà de l’économie, a tout lieu de leur déplaire autant que le monde de l’homme total, qui en est l’au-delà.

A rassasier la survie, à la gonfler artificiellement, la société de consommation suscite un nouvel appétit de vivre. Partout où la survie est aussi garantie que le travail, les anciennes protections se transforment en obstacles. Non seulement la lutte pour survivre empêche de vivre mais, devenue lutte sans revendication réelle, elle corrode jusqu’à la survie même, elle rend précaire ce qui était dérisoire. Si la survie ne mue pas, elle crêvera, nous étouffant tous dans sa peau trop étroite.

La protection des maîtres a perdu sa raison d’être depuis que la sollicitude mécanique des gadgets a mis fin théoriquement à la nécessité de l’esclave. Désormais, la terreur savamment entretenue d’une apothéose thermo-nucléaire est l’ultima ratio des dirigeants. Le pacifisme de la coexistence garantit leur existence. Mais l’existence des dirigeants ne garantit plus celle des hommes. Le pouvoir ne protège plus, il se protège contre chacun. Création spontanée de l’inhumain par l’humain, il n’est plus aujourd’hui que l’inhumaine interdiction de créer.

3

Chaque fois qu’est différé l’achèvement total et immédiat d’un geste, le pouvoir se renforce dans sa fonction de grand médiateur. Au contraire, la poésie spontanée est l’anti-médiation par excellence.

De façon schématique, on est fondé d’admettre que l’aspect «somme des contraintes» caractérisant les pouvoirs parcellaires de type bourgeois ou soviétique se résorbe peu à peu dans une organisation axée davantage sur les médiations aliénantes. La fascination idéologique remplace la baïonette. Ce mode perfectionné de gouvernement n’est pas sans évoquer les ordinateurs de la cybernétique. Planifiant et supprimant, selon les directives prudentes de la gauche technocratique et spécialisée, les petits intermédiaires (chefs spirituels, généraux putschistes, stalino-franquistes et autres enfants d’Ubu), l’Argus électronique construit son absolutisme et l’état de bien-être. Mais plus il aliène les médiations, plus la soif de l’immédiat devient insatiable, plus la poésie sauvage des révolutionnaires abolit les frontières.

L’autorité, à son stade ultime, va culminer dans l’union de l’abstrait et du concret. Le pouvoir abstrait déjà comme on guillotine encore. La face du monde éclairée par lui s’ordonne selon une métaphysique du réel ; et c’est pain bénit que de voir les fidèles philosophes rempiler à son service avec un grade de technocrate, de sociologue, de spécialistes à tout crin.

La forme pure qui hante l’espace social est le visage discernable de la mort des hommes. Elle est la névrose avant la nécrose, le mal de survie qui s’étend à mesure qu’au vécu se substituent des images, des formes, des objets, que la médiation aliénée transmute le vécu en chose, le madréporise. C’est un homme ou un arbre ou une pierre… prophétise Lautréamont.

Gombrowicz, lui, rend un hommage mérité à la Forme, à la vieille entremetteuse du pouvoir, aujourd’hui promue au rang d’honneur des instances gouvernantes:
«Vous n’avez jamais su apprécier comme il se doit, et faire comprendre aux autres, quelle importance considérable a le rôle de la Forme dans notre vie. Même dans la psychologie, vous n’avez pas su assurer à la Forme la place qui lui convient. Jusqu’à maintenant, nous continuons à juger que ce sont les sentiments, les instants ou les idées qui commandent notre conduite, alors que nous considérons la Forme tout au plus comme un inoffensif ornement accessoire. Et quand la veuve, accompagnant le corbillard de son mari, pleure tendrement, nous pensons qu’elle pleure parce qu’elle ressent douloureusement sa perte. Lorsque quelque ingénieur, médecin ou avocat assassine son épouse, ses enfants ou un ami, nous estimons qu’il se laisse porter à l’assassinat par les instincts sanguinaires et violents. Lorsque quelque politicien s’exprime niaisement, trompeusement ou mesquinement dans un discours public, nous disons qu’il est sot parce qu’il s’exprime sottement. Mais, dans la réalité, l’affaire se présente ainsi: l’être humain ne s’extériorise pas d’une manière immédiate et conforme à sa nature, mais toujours à travers une Forme définie et cette Forme, cette manière d’être, cette manière de parler et de réagir ne proviennent pas uniquement de lui-même mais lui sont imposés de l’extérieur.

«Et voilà que ce même homme peut se manifester tantôt avec sagesse, tantôt sottement ou sanguinairement ou angéliquement, mûrement ou non, suivant la forme qui se présente à lui et selon la pression du conditionnement… Quand vous opposerez-vous consciemment à la Forme? Quand cesserez-vous de vous identifier à ce qui vous définit?»

4

Dans Critique de la Philosophie du droit de Hegel, Marx écrit: «La théorie devient force matérielle lorsqu’elle pénètre les masses. La théorie est capable de pénétrer les masses dès qu’elle fait des démonstrations ad hominem et elle fait des démonstrations ad hominem dès qu’elle devient radicale. Etre radical, c’est prendre les choses par la racine. Et la racine de l’homme, c’est l’homme lui-même.»

En somme, la théorie radicale pénètre les masses parce qu’elle en est d’abord l’émanation. Dépositaire d’une créativité spontanée, elle a pour mission d’en assurer la force de frappe. Elle est la technique révolutionnaire au service de la poésie. Une analyse des insurrections passées et présentes, qui s’exprime hors de la volonté de reprendre la lutte avec plus de cohérence et d’efficacité, sert fatalement l’ennemi, elle se range dans la culture dominante. On ne peut parler opportunément des moments révolutionnaires sans les donner à vivre à brève échéance. Simple critère pour marquer les penseurs errants et tintinnabulants de la gauche planétaire.

Ceux qui savent terminer une révolution se trouvent toujours au premier plan pour l’expliquer à ceux qui l’ont faite. Ils disposent de raisons aussi excellentes pour l’expliquer que pour la terminer ; c’est le moins que l’on puisse dire. Quand la théorie échappe aux artisans d’une révolution, elle finit par se dresser contre eux. Elle ne les pénètre plus, elle les domine, elle les conditionne. Ce que le peuple n’accroît plus par la force de ses armes accroît la force de ceux qui le désarment. Le léninisme, c’est aussi la révolution expliquée à coups de fusil aux marins de Cronstadt et aux partisans de Makhno. Une idéologie.

Quand les dirigeants s’emparent de la théorie, elle se change entre leurs mains en idéologie, en une argumentation ad hominem contre l’homme lui-même. La théorie radicale émane de l’individu, de l’être en tant que sujet ; elle pénètre les masses par ce qu’il y a de plus créatif dans chacun, par la subjectivité, par la volonté de réalisation. Au contraire, le conditionnement idéologique est le maniement technique de l’inhumain, du poids des choses. Il change les hommes en objets qui n’ont d’autre sens que l’Ordre où ils se rangent. Il les assemble pour les isoler, fait de la foule une multiplication de solitaires.

L’idéologie est le mensonge du langage ; la théorie radicale est la vérité du langage ; leur conflit, qui est celui de l’homme et de la part d’inhumain qu’il sécrète, préside à la transformation du monde en réalités humaines, comme à sa transmutation en réalités métaphysiques. Tout ce que les hommes font et défont passe par la médiation du langage. Le champ sémantique est un des principaux champs de bataille où s’affrontent la volonté de vivre et l’esprit de soumission.

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Le conflit est inégal. Les mots servent le pouvoir mieux que les hommes ne se servent d’eux ; ils le servent plus fidèlement que la plupart des hommes, plus scrupuleusement que les autres médiations (espace, temps, technique…). C’est que toute transcendance prend sa source dans le langage, s’élabore dans un système de signes et de symboles (mots, danse, rite, musique, sculpture, bâtisse…). A l’instant où le geste soudain suspendu, inachevé, cherche à se prolonger sous une forme qui tôt ou tard le fasse s’achever, se réaliser, — de même qu’un générateur transforme son énergie mécanique en énergie électrique acheminée à des kilomètres de distance jusqu’à un autre moteur où elle se reconvertit en énergie mécanique, — le langage s’empare du vécu, l’emprisonne, le vide de sa substance, l’abstrait. Et les catégories sont prêtes, condamnant à l’incompréhension, au non-sens, ce qui n’entre pas dans leurs schèmes, appelant à l’existence-dans-le-pouvoir ce qui gît dans le néant, ce qui n’a pas encore sa place au sein de l’Ordre. La répétition des signes reconnus fonde l’idéologie.

Et, cependant, les hommes se servent aussi des mots et de signes pour tenter de parfaire leurs gestes interrompus. Et parce qu’ils le font, il existe un langage poétique ; un langage du vécu qui, pour moi, se confond avec la théorie radicale, avec la théorie pénétrant les masses, devenant force matérielle. Même récupérée et dirigée contre son but initial, la poésie trouve tôt ou tard à s’accomplir. Le «Prolétaires de tous les pays…», qui a fait l’Etat stalinien, réalisera un jour la société sans classes. Aucun signe poétique n’est jamais accaparé définitivement par l’idéologie.

Le langage qui détourne de leur réalisation les gestes radicaux, les gestes créatifs, gestes humains par excellence, entre dans l’antipoésie, définit la fonction linguistique du pouvoir, sa science informationnelle. Cette information est le modèle de la fausse communication, de la communication de l’inauthentique, du non-vécu. Un principe me paraît bien établi: dès qu’un langage cesse d’obéir à la volonté de réalisation, il falsifie la communication ; il ne communique plus que cette abusive promesse de vérité qui s’appelle mensonge. Mais ce mensonge est la vérité de ce qui me détruit, me corrompt, me soumet. Les signes sont ainsi les points de fuite d’où divergent les perspectives antagonistes qui se partagent le monde et le construisent: la perspective du pouvoir et la perspective du vouloir-vivre. Chaque mot, chaque idée, chaque symbole possèdent une fiche d’agent double. Ceratins, comme le mot «patrie» ou l’uniforme de gendarme, servent le plus souvent l’autorité ; mais que l’on ne s’y trompe pas, le heurt des idéologies rivales ou leur simple usure peuvent faire un bon anarchiste du pire mercenaire (je pense ici au beau titre choisi par Bellegarigue pour sa publication: L’Anarchie, journal de l’Ordre).

Pour le système sémiologique dominant, — qui est celui des castes dominantes, — il n’y a que des signes mercenaires, et le roi, dit Humpty-Dumpty, paie double ceux qu’il emploie beaucoup. Mais au fond, il n’y a pas de mercenaire qui ne se réjouisse un jour de tuer le roi. Condamnés que nous sommes au mensonge, il faut apprendre à y glisser une part de vérité corrosive. L’agitateur n’agit pas autrement ; il donne à ses mots et à ses signes un poids de réalité vécue qui entraîne tous les autres dans leur sillage. Il détourne.

D’une manière générale, le combat pour le langage est le combat pour la liberté de vivre. Pour le renversement de perspective. En lui s’affrontent les faits métaphysiques et la réalité des faits ; je veux dire: les faits saisis de façon statique dans un système d’interprétation du monde et les faits saisis dans leur devenir, dans la praxis qui les transforme.

On ne renversera pas le pouvoir comme on renverse un gouvernement. Le front uni contre l’autorité couvre l’étendue de la vie quotidienne et engage l’immense majorité des hommes. Savoir vivre, c’est savoir ne pas reculer d’un pouce dans sa lutte contre le renoncement. Que personne ne sous-estime l’habileté du pouvoir à gaver ses esclaves de mots jusqu’à en faire les esclaves de ses mots.

De quelles armes chacun dispose-t-il pour assurer sa liberté? On peut en citer trois:

1. L’information corrigée dans le sens de la poésie: décryptage de nouvelles, traduction de termes officiels («société» devenant dans la perspective opposée au pouvoir, «racket» ou «lieu du pouvoir hiérarchisé»), éventuellement glossaire ou encyclopédie (Diderot en avait parfaitement compris l’importance ; les situationnistes aussi).

2. Le dialogue ouvert, langage de la dialectique ; la palabre, et toute forme de discussion non spectaculaire.

3. Ce que Jacob Boehme appelle le «langage sensuel» (sensualische Sprache) «parce qu’il est un miroir limpide de nos sens». Et l’auteur de la Voie vers Dieu précise: «Dans le langage sensuel, tous les esprits conversent entre eux, ils n’ont besoin d’aucun langage, car c’est le langage de la nature.» Si l’on se reporte à ce que j’ai nommé la recréation de la nature, le langage dont parle Boehme apparaît nettement comme le langage de la spontanéité, du «faire», de la poésie individuelle et collective ; le langage situé sur l’axe du projet de réalisation, conduisant le vécu hors «des cavernes de l’histoire». A cela se rattache aussi ce que Paul Brousse et Ravachol entendaient par «la propagande par le fait».

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Il existe une communication silencieuse. Elle est bien connue des amants. A ce stade, semble-t-il, le langage perd son importance de médiation essentielle, la pensée cesse de distraire (au sens d’éloigner de soi), les mots et les signes sont donnés par surcroît, comme un luxe, une exubérance. Que l’on songe à ces minauderies, à ce baroque de cris et de caresses si étonnament ridicules pour qui ne partage pas l’ivresse des amants. Mais c’est aussi à la communication directe que renvoie la réponse de Léhautier, à qui le juge demandait quels compagnons anarchistes il connaissait à Paris: «les anarchistes n’ont pas besoin de se connaître pour penser la même chose». Pour les groupes radicaux qui sauront s’élever à la plus haute cohérence théorique et vécue, les mots parfois atteindront à ce privilège de jouer et de faire l’amour. Identité de l’érotique et de la communication.

J’ouvre ici une parenthèse. On a souvent remarqué que l’histoire se faisait à revers ; le problème du langage devenu superflu, du langage-jeu, l’atteste une fois de plus. Un courant baroque parcourt l’histoire de la pensée, se jouant des mots et des signes avec l’intention subversive de troubler l’ordre sémiologique et l’Ordre en général. Or la série d’attentats contre le langage, qui va de fatrasies à Jean-Pierre Brisset en passant par les hordes iconoclastes, tire sa vraie lumière de l’explosion dadaïste. La volonté d’en découdre avec les signes, la pensée, les mots, correspond pour la première fois en 1916, à une vraie crise de la communication. La liquidation du langage si souvent entreprise spéculativement trouvait enfin à se réaliser historiquement.

Tant qu’une époque gardait toute sa foi en la transcendance du langage et en Dieu, le maître de toute transcendance, le doute entretenu quant aux signes relevait de l’activité terroriste. Lorsque la crise des rapports humains eut brisé le réseau unitaire de communication mythique, l’attentat contre le langage prit l’allure d’une révolution. Si bien qu’il est presque engageant d’avancer, à la manière de Hegel, que la décomposition du langage a choisi le mouvement Dada pour se révéler à la conscience des hommes. Sous le régime unitaire, la même volonté de jouer avec les signes est restée sans écho, trahie en quelque sorte par l’histoire. En dénonçant la communication falsifiée, Dada amorçait le stade de dépassement du langage, la recherche de la poésie. Le langage du mythe et le langage du spectacle se rendent aujourd’hui à la réalité qui les sous-tend: le langage des faits. Ce langage portant la critique de tous les modes d’expression porte en lui sa propre critique. Pauvres sous-dadaïstes! Pour n’avoir rien compris au dépassement nécessaire impliqué par Dada, ils continuent d’ännoner que nos dialogues sont des dialogues de sourds. Aussi ont-ils leur mangeoire bien garnie dans le spectacle de la décomposition culturelle.

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Le langage de l’homme total sera le langage total ; peut-être la fin du vieux langage des mots. Inventer ce langage c’est reconstruire l’homme jusque dans son inconscient. Dans le mariage brisé des pensées, des mots, des gestes, la totalité se cherche à travers la non-totalité. Il faudra parler encore jusqu’au moment où les faits permettront de se taire.