Le rôle

XV: Le rôle

Les stéréotypes sont les images dominantes d’une époque, les images du spectacle dominant. Le stéréotype est le modèle du rôle, le rôle est un comportement modèle. La répétition d’une attitude crée le rôle, la répétition d’un rôle crée le stéréotype. Le stéréotype est une forme objective dans laquelle le rôle est chargé d’introduire. L’habileté à tenir et à traiter les rôles détermine la place occupée dans le spectacle hiérarchique. La décomposition spectaculaire multiplie les stéréotypes et les rôles, mais ceux-ci tombent dans le dérisoire et frôlent de trop près leur négation, le geste spontané (1, 2) — L’identification est le mode d’entrée dans le rôle. La nécessité de s’identifier importe plus pour la tranquillité du pouvoir que les choix des modèles d’identification. — L’identification est un état maladif, mais seuls les accidents d’identification tombent dans la catégorie officielle appelée «maladie mentale». — Le rôle a pour fonction de vampiriser la volonté de vivre (3). — Le rôle représente le vécu en le transformant en chose, il console de la vie qu’il appauvrit. Il devient aussi un plaisir substitutif et névrotique. — Il importe de se détacher des rôles et les rendre au ludique (4). — La réussite du rôle assure la promotion spectaculaire, le passage d’une catégorie à une catégorie supérieure ; c’est l’initiation, concrétisée notamment par le culte du nom et de la photographie. Les spécialistes sont les initiés maîtres de l’initiation. La somme de leurs inconséquences définit la conséquence du pouvoir qui détruit en se détruisant (5). — La décomposition du spectacle rend les rôles interchangeables. La multiplication des faux changements crée les conditions d’un changement unique et réel, les conditions d’un changement radical. Le poids de l’inauthentique suscite une réaction violente et quasi biologique du vouloir-vivre.

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Nos efforts, nos ennuis, nos échecs, l’absurdité de nos actes proviennent la plupart du temps de l’impérieuse nécessité où nous sommes de figurer des personnages hybrides, hostiles à nos vrais désirs sous couvert de les satisfaire. «Nous voulons vivre, dit Pascal, dans l’idée des autres, dans une vie imaginaire et nous nous efforçons pour cela de paraître. Nous travaillons à embellir et à conserver cet être imaginaire et nous négligeons le véritable.» Originale au XVII° siècle, en un temps où le paraître se porte bien, où la crise de l’apparence organisée affleure à la seule conscience des plus lucides, la remarque de Pascal relève aujourd’hui, à l’heure où les valeurs se décomposent, de la banalité, de l’évidence pour tous. Par quelle magie attribuons-nous à des formes sans vie la vivacité de passions humaines? Comment succombons-nous à la séduction d’attitudes empruntées? Qu’est-ce que le rôle?

Ce qui pousse l’homme à rechercher le pouvoir, est-ce rien d’autre que la faiblesse à laquelle ce pouvoir le réduit? Le tyran s’irrite des devoirs que la soumission même de son peuple lui impose. La consécration divine de son autorité sur les hommes, il la paie d’un perpétuel sacrifice mythique, d’une humiliation permanente devant Dieu. Quittant le service de Dieu, il quitte dans le même mouvement le service d’un peuple aussitôt dispensé de le servir. Le vox populi, vox Dei doit s’interpréter: «Ce que Dieu veut, le peuple le veut.» L’esclave s’irriterait bientôt d’une soumission que ne compenserait en échange une bribe d’autorité. De fait, toute soumission donne droit à quelque pouvoir et il n’y a de pouvoir qu’au prix d’une soumission ; c’est pourquoi certains acceptent si facilement d’être gouvernés. Le pouvoir s’exerce partout partiellement, à tous les niveaux de la cascade hiérarchique. C’est là sa contestable ubiquité.

Le rôle est une consommation de pouvoir. Il situe dans la représentation hiérarchique, dans le spectacle donc ; en haut, en bas, au milieu, jamais en deçà ni au-delà. En tant que tel, il introduit dans le mécanisme culturel: il est initiation. Le rôle est aussi la monnaie d’échange du sacrifice individuel ; en tant que tel, il exerce une fonction compensatoire. Résidu de la séparation, il s’efforce enfin de créer une unité comportementale ; en tant que tel, il fait appel à l’identification.

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L’expression «jouer un rôle dans la société» montre assez par son premier usage restrictif que le rôle fut une distinction réservée à un certain nombre d’élus. L’escalve romain, le serf du Moyen Age, le journalier agricole, le prolétaire abruti par treize heures de travail quotidien, ceux-là ne tiennent pas des rôles, ou ils les tiennent à un degré si rudimenataire que les gens policés voient dans ces êtres plus des animaux que des hommes. Il existe en effet une misère d’être en deçà de la misère du spectacle. Dès le XIX° siècle, la notion du bon et de mauvais ouvrier se vulgarise comme la notion de maître-esclave s’était répandue dans le mythe avec le Christ. Elle se vulgarise avec moins de moyens et moins d’importance, encore que Marx ait jugé bon de la railler. Ainsi, le rôle, comme le sacrifice mythique, se démocratise. L’inauthentique à la portée de tous ou le triomphe du socialisme.

Voici un homme de trente-cinq ans. Chaque matin, il prend sa voiture, entre au bureau, classe des fiches, déjeune en ville, joue au poker, reclasse des fiches, quitte le travail, boît deux Ricard, rentre chez lui, retrouve sa femme, embrasse ses enfants, mange un steak sur un fond de T.V., se couche, fait l’amour, s’endort. Qui réduit la vie d’un homme à cette pitoyable suite de clichés? Un journaliste, un policier, un enquêteur, un romancier populiste? Pas le moins du monde. C’est lui-même, c’est l’homme dont je parle qui s’efforce de décomposer sa journée en une suite de poses choisies plus ou moins inconsciemment parmi la gamme des stéréotypes dominants. Entraîné à corps et conscience perdus dans une séduction d’images successives, il se détourne du plaisir authentique pour gagner, par une ascèse passionnellement injustifiable, une joie frelatée, trop démonstrative pour n’être pas de façade. Les rôles assumés l’un après l’autre lui procurent un chatouillement de satisfaction quand il réussit à les modeler fidèlement sur les stéréotypes. La satisfaction du rôle bien rempli, il la tire de sa véhémence à s’éloigner de soi, à se nier, à se scrifier.

Omnipotence du masochisme! Comme d’autres étaient comte de Sandomir, palatin de Smirnov, margrave de Thorn, duc de Courlande, il charge d’une majesté toute personnelle ses façons d’automobiliste, d’employé, de chef, de subordonné, de collègue, de client, de séducteur, d’ami, de philatéliste, d’époux, de père de famille, de téléspectateur, de citoyen… Et pourtant il n’est pas cette mécanique imbécile, ce pantin amorphe. En de brefs instants, sa vie quotidienne libère une énergie qui, si elle n’était pas récupérée, dispersée, gaspillée dans les rôles, suffirait à bouleverser l’univers de la survie. Qui dira la force de frappe d’une rêverie passionnée, du plaisir d’aimer, d’un désir naissant, d’un élan de sympathie? Ces moments de vie authentique, chacun cherche spontanément à les accroître afin qu’ils gagnent l’intégralité de la quotidienneté, mais le conditionnement réduit la pluspart des hommes à les poursuivre à revers, par le biais de l’inhumanin ; à les perdre à jamais à l’instant de les atteindre.

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Il existe une vie et une mort des stéréotypes. Telle image séduit, sert de modèle à des milliers de rôles individuels puis s’effrite et disparaît selon la loi du consommable, renouvellement et caractère périssable. Où la société du spectacle puise-t-elle ses nouveaux stéréotypes? Dans la part de créativité qui empêche certains rôles de se conformer au stéréotype vieillissant (de même que le langage se renouvelle au contact de formes populaires), dans la part de jeu qui transforme les rôles.

Dans la mesure où le rôle se conforme à un stéréotype, il tend à se figer, à prendre le caractère statique de son modèle. Il n’a ni présent, ni passé, ni futur parce qu’il est un temps de pose et, pour ainsi dire, une pause du temps. Du temps comprimé dans l’espace-temps dissocié, qui est l’espace-temps du pouvoir (toujours selon cette logique que la force du pouvoir réside dans sa force conjointe de séparer réellement et d’unir faussement). On est fondé de le comparer à l’image cinématographique, ou mieux à un de ses éléments, à une de ces attitudes prédéterminées qui, reproduites rapidement et un grand nombre de fois avec des variations minimes, donnent un plan. La reproduction est ici assurée par les rythmes de publicité et d’information, par la faculté de faire parler du rôle ; et par conséquent sa possibilité de s’ériger un jour en stéréotype (le cas Bardot, Sagan, Buffet, James Dean…). Mais, quelque poids qu’il atteigne dans la balance des opinions dominantes, le rôle a surtout pour mission d’adapter aux normes de l’organisation sociale, d’intégrer au monde paisible des choses. C’est pourquoi l’on voit les caméras de la renommée s’embusquer partout, s’emparer d’existences banales, faire du coeur une affaire de courrier et des poils superflus une question de beauté. Habillant un amant délaissé en Tristan au rabais, un vieillard délabré en symbole du passé et une ménagère en bonne fée du foyer, le spectacle greffé sur la vie quotidienne a de longue date devancé le Pop Art. Il était prévisible que d’aucuns prendraient modèles sur les collages — à tous les coups rémunérateurs — de sourires conjugaux, d’enfants éclopés et de génies bricoleurs. Il n’en reste pas moins que le spectacle atteint là l’étage critique, le dernier avant la présence effective du quotidien. Les rôles frôlent de trop près leur négation. Le raté tient son rôle médiocrement, l’inadapté le refuse. A mesure que l’organisation spectaculaire s’effrite, elle englobe les secteurs défavorisés, elle se nourrit de ses propres résidus. Chanteurs aphones, artistes minables, lauréats malheureux, vedettes insipides traversent périodiquement le ciel de l’information avec une fréquence qui détermine leur place dans la hiérarchie.

Restent les irrécupérables, ceux qui refusent les rôles, ceux qui élaborent la théorie et la pratique de ce refus. C’est sans conteste de l’inadaptation à la société du spectacle que viendra une nouvelle poésie du vécu, une réinvention de la vie. Vivre intensément est-ce autre chose que détourner le cours du temps, perdu dans l’apparence? Et la vie n’est-elle pas dans ses moments les plus heureux un présent dilaté qui refuse le temps accéléré du pouvoir, le temps qui s’écoule en ruisseaux d’années vides, le temps du vieillissement?

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L’identification. — On connaît le principe du test de Szoudi. Invité à choisir, parmi quarante-huit photos de malades en état de crise paroxystique, les visages qui lui inspirent sympathie ou aversion, le patient accorde immanquablement sa préférence aux individus présentant une pulsion qu’il accepte tandis qu’il rejette les porteurs de pulsions qu’il refoule. Il se définit par identification positives et négatives. Du choix opéré, le psychiatre tire un profil pulsionnel dont il se sert pour élargir son patient ou le diriger vers le crématoire climatisé des asiles.

Que l’on considère maintenant les impératifs de la société de consommation, une société où l’être de l’homme est de consommer ; consommer du Coca-Cola, de la littérature, des idées, des sentiments, de l’architecture, de la T.V., du pouvoir. Les produits de consommation, les idéologies, les stéréotypes sont les photos d’un formidable test de Szondi auquel chacun de nous est instamment convié de prendre part, non par un simple choix mais par un engagement, par une activité pratique. La nécessité d’écouler objets, idées, comportements modèles, implique un centre de décryptage où une sorte de profil pulsionnel des consommateurs servirait à rectifier les choix et à créer de nouveaux besoins mieux adaptés aux biens consommables. On peut considérer que les études de marché, la technique des motivations, les sondages d’opinions, les enquêtes sociologiques, le structuralisme entrent anarchiquement et avec bien des faiblesses dans un tel projet. Coordination et rationalisation font défaut? Les cybernéticiens arrangeront cela, si nous leur prêtons vie.

A première vue, le choix de l’«image consommable» semble primordial. La ménagère-qui-lave-son-linge-avec-Omo diffère, et c’est une question de chiffre d’affaires, de la ménagère-qui-lave-son-linge-avec-Sunil. De même l’électeur démocrate diffère de l’électeur républicain, le communiste du chrétien. Mais la frontière est de moins en moins perceptible. Le spectacle de l’incohérence en vient à valoriser le degré zéro des valeurs. Si bien que l’identification à n’importe quoi l’emporte peu à peu, comme la nécessité de consommer n’importe quoi, sur l’importance d’être constant dans le choix d’une voiture, d’une idole ou d’un homme politique. L’essentiel, après tout, n’est-il pas de rendre l’homme étranger à ses propres désirs et de le loger dans le spectacle, en zone contrôlée? Bon ou mauvais, honnête ou criminel, de gauche ou de droite, peu importe la forme pourvu que l’on s’y perde. A Khrouchtchev son Evtoutchenko, et les hooligans seront bien gardés. La troisième force seule n’a rien à quoi s’identifier, ni opposant, ni chef prétendument révolutionnaire. Elle est la force d’identité, celle où chacun se reconnaît et se trouve. Là, personne ne décide pour moi ni en mon nom, là, ma liberté est celle de tous.

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La maladie mentale n’existe pas. Elle est une catégorie commode pour ranger et tenir à l’écart les accidents d’identification. Ceux que le pouvoir ne peut ni gouverner, ni tuer, il les taxe de folie. On y trouve les extrémistes et les monomaniaques du rôle. On y trouve aussi ceux qui se moquent du rôle ou le refusent. Leur isolement est le critère qui les condamne. Qu’un général s’identifie à la France avec la caution de millions d’électeurs et il se trouve une opposition pour lui contester sérieusement d’y prétendre. Ne voit-on pas avec le même succès Hörbiger inventer une physique nazie ; le général Walker et Barry Goldwater opposer l’homme supérieur, blanc, divin et capitaliste, et l’homme inférieur, noir, démoniaque et communiste ; Franco se recueillir et demander à Dieu la sagesse d’opprimer l’Espagne, et partout dans le monde les dirigeants prouver par un délire à froid que l’homme est une machine à gouverner? L’identification fait la folie, et non point l’isolement.

Le rôle est cette caricature de soi que l’on mène en tous lieux, et qui en tous lieux introduit dans l’absence. Mais l’absence est ordonnée, habillée, fleurie. Paranoïaques, schizophrènes, tueurs sadiques dont le rôle n’est pas reconnu d’utilité publique (n’est pas distribué sous le label du pouvoir comme l’est celui de flic, de chef, de militaire) trouvent leur utilité dans des endroits spéciaux, asiles, prisons, sorte de musées dont le gouvernement tire un double profit, en y éliminant de dangereux concurrents et en enrichissant le spectacle de stéréotypes négatifs. Les mauvais exemples et leur punition exemplaire donnent du piquant au spectacle et le protègent. Il suffit simplement d’encourager l’identification en accentuant l’isolement pour détruire la fausse distinction entre l’aliénation mentale et l’aliénation sociale.

A l’autre pôle de l’identification absolue, il existe une façon de mettre entre le rôle et soi une distance, une zone ludique qui est un véritable nid d’attitudes rebelles à l’ordre spectaculaire. On ne se perd jamais tout à fait dans un rôle. Même inversée, la volonté de vivre garde un potentiel de violence toujours près de dévier des chemins qu’on lui trace. Le larbin fidèle qui s’identifie au maître peut aussi l’égaorger en temps opportun. Il arrive un instant où son privilège de mordre comme un chien excite son désir de frapper comme un homme. Diderot l’a fort bien montré dans Le Neveu de Rameau, et les soeurs Papin mieux encore. C’est que l’identification prend, comme toute inhumanité, sa source dans l’humain. La vie authentique se nourrit de désirs authentiques ressentis. Et l’identification par le rôle fait coup double: elle récupère le jeu des métamorphoses, le plaisir de se masquer et d’être partout sous toutes les formes du monde ; elle fait sienne la vieille passion labyrinthique de se perdre pour mieux se retrouver, le jeu de dérive et de métamorphoses. Elle récupère aussi le réflexe d’identité, la volonté de trouver chez les autres hommes la part la plus riche et la plus authentique de soi. Le jeu cesse alors d’être un jeu, se fige, perd le choix de ses propres règles. La recherche de l’identité devient l’identification.

Mais renversons la perspective. Un psychiatre a pu écrire: «La reconnaissance par la société amène l’individu à dépenser ses pulsions sexuelles dans un but culturel, qui est le meilleur moyen de se défendre contre elles». En clair, cela signifie qu’on assigne au rôle la mission d’absorber l’énergie vitale, de réduire la force érotique en l’usant par une sublimation permanente. Moins il y a de réalité érotique, plus il y a de formes sexualisées dans le spectacle. Le rôle — Wilhelm Reich dirait «la carapace» — garantit l’impuissance de jouir. Contradictoirement, le plaisir, la joie de vivre, la jouissance effrénée brisent la carapace, brisent le rôle. Si l’individu voulait considérer le monde non plus dans la perspective du pouvoir mais dans une perspective dont il soit le point de départ, il aurait tôt fait de déceler les actes qui le libèrent vraiment, les moments les plus authentiquement vécus, qui sont comme des trous de lumière dans la grisaille des rôles. Observer les rôles à la lumière du vécu authentique, les radiographier si l’on veut, permettrait d’en détourner l’énergie qui s’y est investie, de sortir la vérité du mensonge. Travail à la fois individuel et collectif. Egalement aliénants, les rôles n’offrent pas pour autant la même résistance. On se sauve plus aisément d’un rôle de séducteur qu’un d’un rôle de flic, de dirigeant, de prêtre. C’est ce qu’il convient pour chacun d’étudier de très près.

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La compensation — Pourquoi les hommes accordent-ils aux rôles un prix parfois supérieur au prix qu’ils accordent à leur propre vie? En vérité parce que leur vie n’a pas de prix, l’expression signifiant ici dans son ambiguïté que la vie est au-delà de toute estimation publique, de tout étalonnage ; et aussi qu’une telle richesse est, au regard du spectacle et de ses critères, une pauvreté insoutenable. Pour la société de consommation, la pauvreté est ce qui échappe au consommable. Réduire l’homme au consommateur passe donc pour un enrichissement, du point de vue spectaculaire. Plus on a de choses et de rôles, plus on est ; ainsi en décide l’organisation de l’apparence. Mais du point de vue de la réalité vécue, ce qui se gagne en degré de pouvoir se perd d’autant dans la réalisation authentique. Ce qui se gagne en paraître se perd en être et en devoir-être.

Ainsi le vécu offre-t-il toujours la matière première du contrat social, il paie le droit d’entrée. C’est lui qu’on sacrifie tandis que la compensation réside en brillants agencements de l’apparence. Et plus la vie quotidienne est pauvre, plus s’exacerbe l’attrait de l’inauthentique. Et plus l’illusion l’emporte, plus la vie quotidienne s’appauvrit. Délogée de l’essentiel à force d’interdits, de contraintes et de mensonges, la réalité vécue paraît si peu digne d’intérêt que les chemins de l’apparence accaparent tous les soins. On vit son rôle mieux que sa propre vie. La compensation donne, dans l‘état des choses, le privilège de peser davantage. Le rôle supplée à un manque: tantôt l’insuffisance de vie, tantôt à l’insuffisance d’un autre rôle. Tel ouvrier dissimule son éreintement sous le titre d’O.S. 2 et la pauvreté même de ce rôle sous l’apparence incomparablement supérieure d’un propriétaire de 403. Mais chaque rôle se paie en mutilations (surcroîts de travail, aliénation du confort, survie). Chaque rôle remplit comme une étoupe inconsistante le vide laissé par l’expulsion du moi et de la vraie vie. Enlève-t-on brutalement l’étoupe, il reste une plaie béante. Le rôle était simultanément menace et protection. Mais la menace est seulement ressentie dans le négatif, elle n’existe pas officiellement. Officiellement, il y a menace quand le rôle risque d’être perdu ou dévalorisé, quand on perd l’honneur ou la dignité, quand, selon l’expression si joliment précise, on perd la face. Et cette ambiguïté du rôle explique à mon sens pourquoi les gens s’y accrochent, pourquoi il colle à la peau, pourquoi on y engage sa vie: appauvrissant l’expérience vécue, il la protège contre la révélation de son insupportable misère. Un individu isolé ne survit pas à une révélation aussi brutale. Et le rôle participe de l’isolement organisé, de la séparation de la fausse unité. La compensation, comme l’alcool, fournit le doping nécessaire à la réalisation du pouvoir-être inauthentique. Il existe une ivresse de l’identification.

La survie et ses illusions protectrices forment un tout indissoluble. Les rôles s’éteignent évidemment quand disparît la survie, bien que certains morts puissent lier leur nom à un stéréotype. La survie sans les rôles est une mort civile. De même que nous sommes condamnés à la survie, nous sommes condamnés à faire «bonne figure» dans l’inauthentique. L’armure empêche la liberté des gestes et amortit les chocs. Sous la carapace tout est vulnérable. Reste donc la solution ludique du «faire comme si » ; ruser avec les rôles.

Il convient d’adopter la suggestion de Rosanov: «Extérieurement, je suis déclinable. Subjectivement, je suis absolument indéclinable. Je ne m’accorde pas. Un adverbe en quelque sorte.» En dernier ressort, c’est le monde qui doit se modeler sur le subjectif ; s’accorder avec moi afin que je m’accorde avec lui. Rejeter les rôles comme un paquet d’habits sales reviendrait à nier la séparation et à verser dans le mystique ou le solipsisme. Je suis chez l’ennemi et l’ennemi est chez moi. Il ne faut pas qu’il me tue, c’est pourquoi je m’abrite sous la carapace des rôles. Et je travaille, et je consomme, et je sais me montrer poli, et je ne fais pas d’outrages aux moeurs. Mais il faut cependant détruire un monde aussi factice, c’est pourquoi les gens avisés laissent jouer les rôles entre eux. Passer pour un irresponsable, voilà la meilleur façon d’être responsable pour soi. Tous les métiers sont sales, faisons-les salement, tous les rôles sont mensonges, laissons-les se démentir! J’aime la superbe de Jacques Vaché écrivant: «Je promène de ruines en village mon monocle de Crystal et une théorie de peinture inquiétante. J’ai successivement été un littérateur couronné, un dessinateur pornographe connu et un peintre cubiste scandaleux. Maintenant, je reste chez moi et laisse aux autres le soin d’expliquer et de discuter ma personnalité d’après celles indiquées.» Il me suffit d’être totalement vrai avec ceux de mon bord, avec les défenseurs de la vie authentique.

Plus on se détache du rôle, mieux on le manipule contre l’adversaire. Mieux on se garde du poids des choses, plus on conquiert la légèreté du mouvement. Les amis ne s’encombrenet guère de formes, ils polémiquent à découvert, sachant qu’ils ne peuvent se blesser. Où la communication se veut réelle, le malentendu n’est pas un crime. Mais si tu m’abordes armé de pied en cap, m’imposant le combat pour chercher un accord en mode de victoire, tu ne trouveras de moi qu’une pose évasive, un silence habillé pour te signifier la fin du dialogue. La contention des rôles ôte de prime abord tout intérêt à la discussion. seul l’ennemi recherche la rencontre sur le terrain des rôles, dans la lice du spectacle. Tenir en respect ses fantômes, à longueur de journée, n’est-ce pas suffisant sans que de prétendues amitiés n’y contraignent de surcroît? Encore, si mordre et aboyer pouvaient donner conscience de la chiennerie des rôles, éveiller soudainement à l’importance de soi…

Fort heureusement, le spectacle de l’incohérence introduit forcément du jeu dans les rôles. La morale de «l’envers vaut l’endroit» dissout l’esprit de sérieux. L’attitude ludique laisse flotter les rôles dans son indifférence. C’est pourquoi la réorganisation de l’apparence s’efforce, avec si peu de bonheur, d’accroître la part du jeu (concours Intervilles, Quitte ou Double…), de mettre la désinvolture au service du consommable. La distanciation s’affirme avec la décomposition du paraître. Certains rôles sont douteux, ambigus ; ils contiennent leur propre critique. Rien ne peut empêcher désormais la reconversion du spectacle en un jeu collectif dont la vie quotidienne va créer par ses moyens de bord les conditions d’expansion permanente.

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L’initiation. — En protégeant la misère de la survie et en protestant contre elle, le mouvement de compensation distribue à chaque être un certain nombre de possibilités formelles de participer au spectacle, sortes de laissez-passer qui autorisent la représentation scénique d’une ou plusieurs tranches de vie, publique ou privée, peu importe. De même que Dieu conférait la grâce à tous les hommes, laissant à chacun la liberté du salut ou de la damnation, l’organisation sociale donne à chacun le droit de réussir ou de rater son entrée dans les cercles du monde. Mais tandis que Dieu aliénait globalement la subjectivité, la bourgeoisie l’émiette dans un ensemble d’aliénations partielles. En un sens, la subjectivité, qui n’était rien, devient quelque chose, elle a sa vérité, son mystère, ses passions, sa raison, ses droits. Sa reconnaissance officielle passe par sa division en éléments étalonnés et homologués selon les normes du pouvoir. Le subjectif entre dans ces formes objectives que sont les stéréotypes par le moyen de l’identification. Il y entre en miettes, en fragments absolutisés, décortiqué de façon ridicule (le traitement grotesque du moi chez les romantiques, et son contrepoison, l’humour).

Etre, c’est posséder des représentations du pouvoir. Pour être quelqu’un, l’individu doit, comme on dit, faire la part des choses, entretenir ses rôles, les polir, les remettre sur le métier, s’initier progressivement jusqu’à mériter la promotion spectaculaire. Les usines scolaires, la publicité, le conditionnement de tout Ordre aide avec sollicitude l’enfant, l’adolescent, l’adulte à gagner leur place dans la grande famille des consommateurs.

Il existe des paliers d’initiation. Tous les groupes socialement reconnus ne disposent pas de la même dose de pouvoir, et cette dose, ils ne la répartissent pas uniformément entre leurs membres. Entre le président et ses militants, le chanteur et ses fans, le député et ses électeurs s’étendent les chemins de la promotion. Certains groupes sont solidement structurés, d’autres ont les contours très lâches ; cependant, tous se construisent grâce à l’illusoire sentiment de participer que partagent leurs membres, sentiments que l’on peut entretenir par des réunions, des insignes, des menus travaux, des responsabilités… Cohérence mensongère et souvent friable. Il y a, dans cet effarant scoutisme à tous les niveaux, des stéréotypes du cru: martyrs, héros, modèles, génie, penseur, dévoué de service et grand homme à succès. Par exemple: Danielle Casanova, Cienfuegos, Brigitte Bardot, Mathieu Axelos, le vétéran des sociétés de pétanque et Wilson. Le lecteur reconstituera par lui-même les groupes concernés.

La mise en collectivité des rôles remplacera-t-elle le vieux pouvoir déchu des grandes idéologies? On ne peut oublier que le pouvoir est lié à son organisation de l’apparence. La retombée du mythe en fragments idéologiques s’étale aujourd’hui en une poussière de rôles. Cela signifie aussi que la misère du pouvoir n’a plus pour se dissimuler que la misère de son mensonge en miettes. Le prestige d’une vedette, d’un père de famille ou d’un chef d’Etat ne vaut même plus un pet de mépris. Rien n’échappe à la décomposition nihiliste, sinon son dépassement. Même une victoire technocratique interdisant ce dépassement livrerait les hommes à une activité vide, à un rite initiatique sans objet, à un sacrifice pur, à un enrôlement sans rôle, à une spécialisation de principe.

De fait, le spécialiste préfigure cet être fantomatique, ce rouage, cette chose mécanique logée dans la rationalité d’une organisation sociale, dans l’ordre parfait des zombies. On le rencontre partout, dans la politique comme dans le hold-up. En un sens, la spécialisation est la science du rôle, elle donne au paraître le brillant que lui conféraient jadis la noblesse, l’esprit, le luxe ou le compte en banque. Mais le spécialiste fait plus. Il s’enrôle pour enrôler les autres ; il est ce chaînon entre la technique de production et de consommation et la technique de la représentation spectaculaire, mais c’est un chaînon isolé, une monade en quelque sorte. Connaissant le tout d’une parcelle, il engage les autres à produire et à consommer dans les limites de cette parcelle de telle sorte qu’il recueille une plus-value de pouvoir et accroisse sa part de représentation dans la hiérarchie. Il sait, au besoin, renoncer à la multiplicité des rôles pour n’en conserver qu’un, condenser son pouvoir au lieu de l’essaimer, réduire sa vie à l’unilinéaire. Il devient alors, un manager. Le malheur veut que le cercle où son autorité s’exerce soit toujours trop étroit, trop parcellaire. Il est dans la situation du gastro-entérologue qui guérit les maladies qu’il considère et empoisonne le reste du corps. Assurément l’importance du groupe où il sévit peut lui laisser l’illusion de son pouvoir, mais l’anarchie est telle, et les intérêts parcellaires si contradictoires et si concurrentiels, qu’il finit par prendre conscience de son impuissance. De même que se paralysent mutuellement les chefs d’Etat détenteurs de la force nucléaire, de même par leurs interférences les spécialistes élaborent et actionnent en dernier ressort une gigantesque machine — le pouvoir, l’organisation sociale — qui les domine tous et les écrase avec plus ou moins de ménagement, selon leur emplacement dans les rouages. Ils l’élaborent et l’actionnent aveuglément car elle est l’ensemble de leurs interférences. Il faut donc attendre de la plupart des spécialistes que la soudaine conscience d’une passivité aussi désastreuse, et pour laquelle ils s’affairent si obstinément, les rejette avec autant de fougue vers la volonté de vivre authentiquement. Comme il est prévisible qu’un certain nombre d’entre eux, exposés plus longuement ou avec plus d’intensité aux radiations de la passivité autoritaire, doivent à la façon de l’officier, dans La Colonie pénitentiaire de Kafka, mourir avec la machine, torturés par ses derniers soubresauts. Les interférences des gens de pouvoir, des spécialistes, font et défont chaque jour la majesté chancelante du pouvoir. On connaît le résultat. Que l’on imagine maintenant à quel cauchemar glacé nous condamnerait une organisation rationnelle, un pool de cybernéticiens réussissant à éléminer les interférences ou du moins les contrôler. Il ne resterait que les tenants du suicide thermonucléaire pour leur disputer le prix Nobel.

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L’usage le plus commun du nom et de la photo, tel que l’ont répandu les papiers curieusement appelés d’«identité», montrent assez leur collusion avec l’organisation policière des sociétés contemporaines. Non seulement avec la basse police, celle des perquisitions, des filatures, des passages à tabac, des assassinats méthodiques, mais aussi avec les forces plus secrètes de l’ordre. Le passage répété d’un nom, d’une photo dans les réseaux de l’information écrite et orale indique à quel niveau hiérarchique et catégoriel l’individu se situe. Il va de soi que le nom le plus souvent prononcé dans un quartier, dans une ville, dans un pays, dans le monde, exerce un pouvoir de fascination. Une étude statistique menée sur cette base dans un espace-temps déterminé dresserait aisément une sorte de carte en relief du pouvoir.

Cependant, la détérioration du rôle va historiquement de pair avec l’insignifiance du nom. Pour l’aristocrate, le nom contient en résumé le mystère de la naissance et de la race. Dans la société de consommation, la mise en évidence publiciatire du nom de Benard Buffet transforme en peintre célèbre un dessinateur médiocre. La manipulation du nom sert à fabriquer des dirigeants comme elle fait vendre une lotion capillaire. Cela signifie aussi qu’un nom célèbre n’appartient plus à celui qui le porte. Sous l’étiquette Buffet, il n’y a qu’une chose dans un bas de soie. Un morceau de pouvoir.

N’est-il pas comique d’entendre les humanistes protester contre la réduction des hommes à des numéros, à des matricules? Comme si la destruction de l’homme sous l’originalité faisandée du nom ne valait pas l’inhumanité d’une série de chiffres. J’ai déjà dit que la lutte confuse entre les prétendus progressistes et les réactionnaires tournait toujours autour de la question: faut-il briser l’homme à coups de trique ou à coups de récompense? C’est une belle récompense que d’avoir un nom connu.

Mais tant vont les noms aux choses que les êtres les perdent. Renversant la perspective, j’aime prendre conscience qu’aucun nom n’épuise ni ne recouvre ce qui est moi. Mon plaisir n’a pas de nom. Les trop rares moments où je me construis n’offrent aucune poignée par où l’on puisse les manipuler de l’extérieur. Seule la dépossession de soi s’empêtre dans le nom des choses qui nous écrasent. Je souhaite que l’on comprenne aussi dans ce sens, et pas seulement dans le simple refus du contrôle policier, le geste d’Albert Libertad brûlant ses papiers d’identité, cessant d’avoir un nom pour en choisir mille, geste que rééditeront en 1959 les travailleurs noirs de Johannesburg. Admirable dialectique du changement de perspective: puisque l’état des choses m’interdit de porter un nom qui soit comme pour les féodaux l’émanation de ma force, je renonce à toute appellation ; j’entre dans la forêt sans nom où la biche de Lewis Carroll explique à Alice: «Imagine que la maîtresse d’école désire t’interpeller. Plus de nom, la voilà qui crie hé! ho! mais personne ne s’appelle de la sorte, personne ne doit donc répondre.» Heureusement forêt de la subjectivité radicale.

Giorgio de Chirico me paraît rejoindre avec une belle conséquence le chemin qui mène à la forêt d’Alice. Ce qui est vrai pour le nom reste valable pour la représentation du visage. La photo exprime essentiellement le rôle, la pose. L’âme y est emprisonnée, soumise à l’interprétation ; c’est pourquoi une photo a toujours l’air triste. On l’examine comme on examine un objet. Et d’ailleurs, n’est-ce pas se faire objet que de s’identifier à une gamme d’expressions, si variées soient-elles? Le Dieu des mystiques savait du moins éviter cet écueil. Mais j’en reviens à Chirico. A peu près contemporain de Libertad (s’il était homme, le pouvoir ne se féliciterait jamais assez des rencontres qu’il a su empêcher), ses personnages à tête vide dressent bien le bilan accusateur de l’inhumanité. Les places désertes, le décor pétrifié montrent l’homme déshumanisé par les choses qu’il a crées et qui, figées dans un urbanisme où se condense la force oppressive des idéologies, le vident de sa substance, le vampirisent ; je ne sais plus qui parle, à propos d’une toile, de paysage vampirique — Breton peut-être. Par ailleurs, l’absence de traits appelle en creux la présence d’un visage nouveau, une présence qui humanise les pierres elles-mêmes. Ce visage est pour moi celui de la création collective. Parce qu’il n’a le visage de personne, le personnage de Chirico a le visage de tous.

Tandis que la culture contemporaine se donne beaucoup de peine pour signifier son néant, tire une sémiologie de sa propre nullité, voici une peinture où l’absence s’ouvre de façon explicite vers la poésie des faits, vers la réalisation de l’art, de la philosophie, de l’homme. Trace d’un monde réifié, l’espace blanc, introduit dans la toile à l’endroit essentiel, indique aussi que le visage a quitté le lieu des représentations et des images, qu’il va maintenant s’intégrer dans la praxis quotidienne.

La période 1910-1920 révélera un jour son incomparable richesse. Pour la première fois, avec beaucoup d’incohérence et de génie, un pont fut projeté entre l’art et la vie. J’ose dire qu’il n’existe rien, l’aventure surréaliste exceptée, dans la période qui va de cette avant-garde du dépassement à l’actuel projet situationniste. Le désenchantement de la vieille génération qui piétine depuis quarante ans, que ce soit dans le domaine de l’art ou de la révolution, ne me démentira pas. Le mouvement Dada, le carré blance de Malévitch, Ulysses, les toiles de Chirico fécondent, par la présence de l’homme total, l’absence de l’homme réduit à l’état de chose. Et l’homme total n’est rien d’autre aujourdh’ui que le projet que le plus grand nombre des hommes élabore au nom de la créativité interdite.

6

Dans le monde unitaire, sous le regard immobile des dieux, l’aventure et le pélerinage définissent le changement à l’intérieur de l’immuable. Il n’y a rien à découvrir, car le monde est donné de toute éternité, mais la révélation attend le pèlerin, le chevalier, l’errant à la croisée des chemins. En vérité la révélation est en chacun: parcourant le monde, ou la cherchant en soi, on la cherche au loin et elle jaillit soudain, source miraculeuse que la purété d’un geste fait sourdre à l’endroit même où le chercheur disgracié n’aurait rien deviné. La source et le château dominent l’imagination créatrice du Moyen Age. Leur symbolisme est clair: sous le mouvement, trouver l’immuable ; sous l’immuable, trouver le mouvement.

Qu’est-ce qui fait la grandeur d’Héliogabale, de Tamerlan, de Gilles de Rais, de Tristan, de Perceval? Ils se retirent vaincus dans un Dieu vivant ; ils s’identifient au démiurge, délaissant leur humanité insatisfaite pour régner et mourir sous le masque de la divine épouvante. Cette mort des hommes, qu’est le Dieu de l’immuable, laisse la vie fleurir à l’ombre de sa faux. Le Dieu mort pèse plus lourd que l’ancien Dieu vivant ; en vérité la bourgeoisie ne nous a pas débarassés de Dieu, elle a seulement climatisé son cadavre. Le romantisme est l’odeur de Dieu pourrissant, le reniflement de dégoût devant les conditions de survie.

Classe déchirée par les contradictions, la bourgeoisie fonde sa domination sur la transformation du monde mais refuse sa propre transformation. Elle est un mouvement qui veut échapper au mouvement. Dans le régime unitaire, l’image de l’immuable contenait le mouvement. Dans le régime parcellaire, le mouvement va s’efforcer de reproduire l’immuable. (Il y aura toujours des guerres, des pauvres, des esclaves.) La bourgeoisie au pouvoir ne tolère que le changement vide, abstrait, coupé de la totalité. C’est un changement partiel et un changement de parcelle. Mais l’habitude du changement est dans son principe chargé de subversion. Or le changement est l’impératif qui domine la société consommation. Il faut que les gens changent de voitures, de mode, d’idées. Il le faut pour qu’un changement radical ne vienne mettre un terme à une forme d’autorité qui n’a plus d’autre issue pour s’exercer encore que de s’offrir en consommation, de se consumer en consumant chacun. Par malheur, dans cette fuite en avant vers la mort, dans cette course qui ne veut pas finir, il n’y a pas d’avenir réel, il n’y a qu’un passé habillé de neuf à la hâte et jeté dans le futur. Depuis près d’un quart de siècle, les mêmes nouveautés se succèdent sur le marché du gadget et des idées, à peine maquillées de la veille. De même sur le marché des rôles. Comment disposerions-nous d’une variété telle que l’ancienne qualité du rôle, le rôle selon la conception féodale, puisse s’en trouver compensée? Alors que:
1° le quantitatif est en soi une limite et appelle la reconversion en qualitatif ;
2° le mensonge du renouvellement transparaît dans la pauvreté du spectacle. L’enrôlement successif use les travestis. La multiplication des changements de détails exacerbe le désir de changer sans jamais le satisfaire. En précipitant le changement d’illusions, le pouvoir ne peut échapper à la réalité du changement radical.

Non seulement la multiplication des rôles tend à les rendre équivalents, mais encore elle les fragmente, elle les rend dérisoires. La quantification de la subjectivité a créé des catégories spectaculaires pour les gestes les plus prosaïques ou les dispositions les plus communes: une façon de sourire, un tour de poitrine, une coupe de cheveux… Il y a de moins en moins de grands rôles, de plus en plus de figurations. Même les Ubu-Staline, Hitler, Mussolini n’ont plus que de pâles descendants. La plupart des gens connaissent bien le malaise d’entrer dans un groupe et de prendre contact, c’est l’angoisse du comédien, la peur de tenir mal son rôle. Il faut attendre de l’émiettement des attitudes et des poses officiellement contrôlables que cette angoisse redécouvre sa source: non pas la maladresse du rôle mais la perte de soi dans le spectacle, dans l’ordre des choses. Dans son livre Médecine et Homme total, le docteur Solié constate à propos de l’extension effarante des maladies nerveuses: «Il n’y a pas de maladie en soi, de même qu’il n’y a pas de malade en soi, il n’y a qu’un être-dans-le-monde authentique ou inauthentique.» La reconversion de l’énergie volée par le paraître en volonté de vivre authentiquement s’inscrit dans la dialectique de l’apparence. Déclenchant une réaction de défense quasi biologique, le refus de l’inauthentique a toutes les chances de détruire dans sa violence ceux qui n’ont cessé d’organiser le spectacle de l’aliénation. Ceux qui se font aujourd’hui une gloire d’être idoles, artistes, sociologues, penseurs, spécialistes de toutes les mises en scène devraient y réfléchir. Les explosions de colère populaire ne sont pas des accidents au même titre que l’éruption du Krakatoa.

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Un philosophe chinois a dit: «La confluence est l’approche du néant. Dans la confluence totale, la présence remue.» L’aliénation s’étend à toutes les activités de l’homme en les dissociant à l’extrême mais, se dissociant du même coup, elle devient partout plus vulnérable. Dans la désagrégation du spectacle, c’est, comme l’écrivait Marx, «la vie nouvelle qui prend conscience de soi, qui ruine ce qui était ruiné, et rejette ce qui était rejeté». Sous la dissociation, il y a l’unité ; sous l’usure, la concentration d’énergie ; sous l’émiettement de soi, la subjectivité radicale. Le qualitatif. Mais il ne suffit pas de vouloir refaire le monde comme on fait l’amour avec la fille que l’on aime.

Plus s’épuise ce qui a pour fonction de dessécher la vie quotidienne, plus la puissance de vie l’emporte sur le pouvoir du rôle. Ainsi s’amorce le renversement de perspective. C’est à ce niveau que la nouvelle théorie révolutionnaire doit se concentrer afin d’ouvrir la brèche du dépassement. A l’ère du calcul et à l’ère du soupçon inaugurées par le capitalisme et le stalinisme s’oppose et se construit dans un phase clandestine de tactique l’ère du jeu.

L’état de dégradation du spectacle, les expériences individuelles, les manifestations collectives de refus doivent préciser dans les faits le maniement tactique du rôle. Collectivement, il est possible de supprimer les rôles. La créativité spontanée et le sens de la fête qui se donnent libre cours dans les moments révolutionnaires en offrent de nombreux exemples. Quand la joie occupe le coeur du peuple, il n’y a ni chef ni mise en scène qui puisse s’en emparer. C’est seulement en affamant leur joie que l’on se rend maître des masses révolutionnaires ; en les empêchant d’aller plus loin et d’étendre leurs conquêtes. Dans l’immédiat, un groupe d’action théorique et pratique comme celui que constituent les situationnistes est déjà capable d’entrer dans le spectacle politico-culturel en tant que subversion.

Individuellement, et donc de façon transitoire, il faut savoir nourrir ses rôles sans jamais les engraisser à ses dépens. Se protéger par eux en se protégeant contre eux ; récupérer l’énergie qu’ils absorbent, le pouvoir qu’ils donnent illusoirement. Jouer le jeu de Jacques Vaché.

Si ton rôle en impose aux autres, deviens ce pouvoir qui n’est pas toi, puis laisse errer son fantôme. On succombe toujours dans une lutte de prestige, ne te fatigue pas. Pas de vaines querelles, pas de discussion oiseuses, pas de forum, pas de colloques, pas de semaines pour la pensée marxiste! Quand il faudra frapper pour te libérer vraiment, frappe pour tuer! Les mots ne tuent pas.

Des gens t’entourent, ils veulent discuter. Ils t’admirent? Crache-leur au visage ; ils se moquent de toi? Aide-les à se trouver dans leur rire. Le rôle porte en soi le ridicule. Il n’y a que des rôles autour de toi? Jettes-y ta désinvolture, ton humour, ta distanciation ; joue avec eux comme le chat avec la souris ; il se peut qu’à ce traitement, l’un ou l’autre de tes proches s’éveille à lui-même, découvre les conditions du dialogue. Egalement aliénants, tous les rôles ne sont d’ailleurs pas également méprisables. Dans l’échantillonnage des conduites formalisées, quelques-unes dissimulent à peine le vécu et ses exigences aliénées. Des alliances temporaires sont, me semble-t-il, permises avec certaines attitudes, avec certaines images révolutionnaires pour autant qu’à travers l’idéologie qu’elles supposent, il y ait promesse de radicalité. Je pense notamment au culte de Lumumba chez les jeunes révolutionnaires congolais. Celui qui garde présent à l’esprit que le seul traitement valable pour les autres et pour soi est l’accroissement de la dose de radicalité ne peut ni se tromper ni se perdre.