Les maîtres sans esclaves

XXI: Les maîtres sans esclaves

Le pouvoir est l’organisation sociale par laquelle les maîtres entretiennent les conditions d’esclavages. Dieu, l’Etat, l’Organisation: ces trois mots montrent assez ce qu’il y a d’autonomie et de détermination historique dans le pouvoir. Trois principes ont exercé successivement leur prépondérence: le principe de domination (pouvoir féodal), le principe d’exploitation (pouvoir bourgeois), le pouvoir d’organisation (pouvoir cybernétisé) (2). — L’organisation sociale hiérarchisée s’est perfectionnée en se désacralisant et en se mécanisant, mais ses contradictions se sont accrues. Elle s’est humanisée à mesure qu’elle vidait les hommes de leur substance humaine. Elle a gagné en autonomie aux dépens des maîtres (les dirigeants sont aux commandes, mais ce sont les leviers qui les gouvernent). Les chargés de pouvoir perpétuent aujourd’hui la race des esclaves soumis, ceux dont Théognis dit qu’ils naissent avec la nuque inclinée. Ils ont perdu jusqu’au plaisir malsain de dominer. Face aux maîtres-esclaves se dressent les hommes du refus, le nouveau prolétairiat, riche de ses traditions révolutionnaires. De là sortiront les maîtres sans esclaves et un type de société supérieure où se réaliseront le projet vécu de l’enfance et le projet historique des grands aristocrates (1) (3).

1

Platon écrit dans le Théagès: «Chacun de nous voudrait être si possible le maître de tous les hommes, ou mieux encore Dieu.» Ambition médiocre si l’on se réfère à la faiblesse des maîtres et des dieux. Car enfin, si la petitesse des esclaves vient de ce qu’ils s’inféodent à des gouvernants, la petitesse des chefs et de Dieu lui-même tient à la nature déficitaire des gouvernés. Le maître connaît l’aliénation sous son pôle positif, l’esclave sous son pôle négatif ; à l’un comme à l’autre la maîtrise totale est également refusée.

Comment le féodal se comporte-t-il dans cette dialectique du maître et de l’esclave? Esclave de Dieu et maître d’hommes — et maître d’hommes parce qu’esclave de Dieu, selon les exigences du mythe — le voici condamné à mêler intimement l’exécration et l’intérêt respectueux qu’il porte à Dieu, car c’est à Dieu qu’il doit obéissance et c’est de lui qu’il détient son pouvoir sur les hommes. En somme, il reproduit entre Dieu et lui le type de rapports existant entre les nobles et le roi. Qu’est-ce qu’un roi? Un élu parmi les élus, et dont la succession se présente la plupart du temps comme un jeu où les égaux rivalisent. Les féodaux servent le roi, mais ils le servent comme ses égaux en puissance. Ainsi se soumettent-ils à Dieu, mais en rivaux, en concurrents.

On comprend l’insatisfaction des maîtres anciens. Par Dieu, ils entrent dans le pôle négatif de l’aliénation, par ceux qu’ils oppriment, dans son rôle positif. Quel désir auraient-ils d’être Dieu, puisqu’ils connaissent l’ennui de l’aliénation positive? Et dans le même temps, comment ne souhaiteraient-ils pas en finir avec Dieu, leur tyran? Le to be or not to be des Grands s’est toujours traduit par la question, insoluble à l’époque, de nier et de conserver Dieu, c’est-à-dire de le dépasser, de le réaliser.

L’histoire atteste deux tentatives pratiques d’un tel dépassement, celle des mystiques et celles des grands négateurs. Maître Eckhart déclarait: «Je prie Dieu qu’il me fasse quitte de Dieu.» Semblablement, les hérétiques de Souabe disaient en 1270 qu’ils s’étaient élevés au-dessus de Dieu et que, ayant atteint le degré le plus élevé de la perfection divine, ils avaient abandonné Dieu. Par une autre voie, la voie négative, certaines individualités fortes, comme Héliogabale, Gilles de Rais, Erszebet Bathory, s’efforcent, on le voit bien, d’atteindre à la maîtrise totale sur le monde en liquidant les intermédiaires, ceux qui les aliènent positivement, leurs esclaves. Ils vont vers l’homme total par le biais de l’inhumanité totale. A rebours. De sorte que la passion de régner sans borne et le refus absolu des contraintes forment un seul et même chemin, une route ascendante et descendante où Caligula et Spartacus, Gilles de Rais, et Dosza Gyorgy se côtoient, ensemble et séparés. Mais il ne suffit pas de dire que la révolte intégrale des esclaves — la révolte intégrale, j’insiste, et non ses formes déficitaires, chrétiennes, bourgeoise ou socialiste — rejoint la révolte extrême des maîtres anciens. De fait, la volonté d’abolir l’esclavage et toutes ses séquelles (le prolétaire, l’exécution, l’homme soumis et passif) offre une chance unique à la volonté de régner sur le monde sans autre limite que la nature enfin réinventée, que la résistance offerte par les objets à leur transformation.

Cette chance-là s’inscrit dans le devenir historique. L’histoire existe parce qu’il existe des opprimés. La lutte contre la nature, puis contre les diverses organisations sociales de lutte contre la nature, est toujours la lutte pour l’émancipation humaine, pour l’homme total. Le refus d’être esclave est vraiment ce qui change le monde.

Quel est donc le but de l’histoire? Elle est faite «dans certaines conditions» (Marx) par les esclaves et contre l’esclavage, elle ne peut donc que poursuivre une fin: la destruction des maîtres. De son côté, le maître n’a de cesse qu’il échappe à l’histoire, qu’il la refuse en massacrant ceux qui la font, et la font contre lui.

Et voici les paradoxes:

1° L’aspect le plus humain des maîtres anciens réside dans leur prétention à l’absolue maîtrise. Un tel projet implique le blocage absolu de l’histoire, donc le refus extrême du mouvement d’émancipation, c’est-à-dire l’inhumanité totale.

2° La volonté d’échapper à l’histoire rend vulnérable. A la fuir, on se découvre devant elle, on tombe plus sûrement sous ses coups ; le parti pris d’immobilisme ne résiste pas aux vagues d’assaut de réalités vécues, pas plus qu’à la dialectique de forces productives. Les maîtres sont les sacrifiés de l’histoire ; ils sont broyés par elle selon ce que la contemplation de trois mille ans donne, du haut de la pyramide du présent, pour un véritable planning, un programme rigoureux, une ligne de force qui incite à parler d’un Sens de l’Histoire (fin du monde esclavagiste, fin du monde féodal, fin du monde bourgeois).

Parce qu’ils s’efforcent d’y échapper, les maîtres se rangent en ordre utile dans les tiroirs de l’histoire, ils entrent dans l’évolution temporelle linéaire en dépit qu’ils en aient. Au contraire, ceux qui font l’histoire — les révolutionnaires, les esclaves ivres d’une liberté totale — ceux-là paraissent agir sub specie aeternitatis, sous le signe de l’intemporel, mus par la soif insatiable d’une vie intense et poursuivant leur but à travers les diverses conditions historiques. Peut-être la notion philosophique d’éternité est-elle liée aux tentatives historiques d’émancipation, peut-être cette notion va-t-elle un jour être réalisée, comme la philosophie, par ceux qui portent en eux la liberté totale et la fin de l’histoire traditionnelle?

3° La supériorité du pôle négatif de l’aliénation sur le pôle positif, c’est que sa révolte intégrale rend seule possible le projet de maîtrise absolue. Les esclaves en lutte pour la suppression des contraintes dénouent le mouvement par lequel l’histoire dissout les maîtres, et par-delà l’histoire, c’est la possibilité d’un nouveau pouvoir sur les choses qu’ils rencontrent, un pouvoir qui ne s’approprie plus les objets en s’appropriant les êtres. Mais dans le cours même de l’histoire lentement élaborée, il est arrivé forcément que les maîtres, au lieu de disparaître, ont dégénéré, qu’il n’y a plus eu de maîtres mais seulement des esclaves-consommateurs de pouvoir, divergeant entre eux par le degré et la quantité de pouvoir consommé.

Il était fatal que la transformation du monde par les forces productives doive réaliser lentement, passant au préalable par l’étape bourgeoise, les conditions matérielles d’une émancipation totale. Aujourd’hui que l’automation et la cybernétique appliquées dans le sens de l’humain permettraient la construction du rêve des maîtres anciens et des esclaves de tous les temps, il n’y a plus qu’un magma socialement informe où la confusion mêle, en chaque être particulier, des parcelles dérisoires de maître et d’esclave. C’est cependant de ce règne des équivalences que vont sortir les nouveaux maîtres sans esclaves.

Je veux au passage saluer Sade. Il est, par son apparition privilégiée à un tournant de l’histoire autant que par son étonnante lucidité, le dernier des grands seigneurs révoltés. Comment les maîtres du château de Selling assurent-ils leur maîtrise absolue? Ils massacrent tous leurs serviteurs, accédant par ce geste à une éternité de délices. C’est le sujet des Cent vingt journées de Sodome.

Marquis et sans-culottes, D.A.F. de Sade unit la parfaite logique hédoniste du grand seigneur méchant homme et la volonté révolutionnaire de jouir sans limite d’une subjectivité enfin dégagée du cadre hiérarchique. L’effort désespéré qu’il tente pour abolir le pôle positif et le pôle négatif de l’aliénation le range d’emblée parmi les théoriciens les plus importants de l’homme total. Il est bien temps que les révolutionnaires lisent Sade avec autant de soin qu’ils en mettent à lire Marx. (De Marx, il est vrai, les spécialistes de la révolution connaissent surtout ce qu’il a écrit sous le pseudonyme de Staline, ou au mieux de Lénine et Trotsky.) De toute façon, aucun désir de changer radicalement la vie quotidienne ne pourra désormais se passer ni des grands négateurs du pouvoir, ni de ces maîtres anciens qui surent se sentir à l’étroit dans la puissance que Dieu leur accordait.

2

Le pouvoir bourgeois s’est nourri des miettes du pouvoir féodal. Il est le pouvoir féodal en miettes. Rongée par la critique révolutionnaire, piétinée et mise en pièces — sans que cette liquidation atteigne jamais ses conséquences ultimes: la fin du pouvoir hiérarchisé — l’autorité aristocratique survit sous une forme parodique, comme une grimace d’agonie, à la mort de l’aristocratie. Engoncés dans leur pouvoir parcellaire, faisant de leur parcelle une totalité (et le totalitaire n’est rien d’autre), les dirigeants bourgeois étaient condamnés à voir leur prestige tomber en lambeaux, gangrené par la décomposition du spectacle. Sitôt que vinrent à manquer le sérieux du mythe et la foi en l’autorité, il n’y eut plus, en mode de gouvernement, que la terreur bouffonne et les âneries démocratiques. Ah! les beaux enfants de Bonaparte! Louis-Philippe, Napoléon III, Thiers, Alphonse XIII, Hitler, Mussolini, Staline, Franco, Salazar, Nasser, Mao, de Gaulle… Ubus prolifiques enfantant aux quatre coins du monde des avortons de plus en plus débiles. Hier brandissant, telles des foudres jupitériennes, leurs allumettes d’autorité, les singes du pouvoir ne recueillent plus désormais sur la scène sociale que des succès d’estime. Il n’y a plus pour eux que des rôles de second plan. Assurément, le ridicule de Franco tue encore — personne ne songe à l’oublier — mais qu’on le sache aussi: bientôt la bêtise du pouvoir tuera plus sûrement que la bêtise au pouvoir.

La machine à décerveler de notre colonie pénitentiaire, c’est le spectacle. Les maîtres-esclaves d’aujourd’hui sont ses fidèles servants, figurants et metteurs en scène. Qui souhaitera les juger? Ils plaideront non coupables. De fait, ils sont non coupables. Ils ont besoin moins de cynisme que d’aveux spontanés, de terreur que de victimes consentantes, de force que de troupeaux masochistes. L’alibi des gouvernants est dans la lâcheté des gouvernés. Mais voici que tous sont gouvernés, manipulés comme des choses par un pouvoir abstrait, par une organisation en-soi dont les lois s’imposent aux prétendus dirigeants. On ne juge pas les choses, on les empêche de nuire.

En octobre 1963, M. Fourastié, s’interrogeant sur le chef de demain, aboutit aux conclusions suivantes: «Le chef a perdu son pouvoir presque magique ; il est et sera un homme capable de provoquer des actions. Enfin, le règne des groupes de travail se développera pour préparer les décisions. Le chef sera un président de commission, mais qui saura conclure et trancher» [souligné par moi]. On retrouve là les trois phases historiques qui caractérisent l’évolution du maître:1° Le principe de domination, lié à la société féodale ;2° Le principe d’exploitation, lié à la société bourgeoise ;3° Le principe d’organisation, lié à la société cybernétisée.

En fait, les trois éléments sont indissociables ; on ne domine pas sans exploiter ni organiser simultanément ; mais leur importance varie selon les époques. A mesure que l’on passe d’un stade à l’autre, l’autonomie et la part du maître se réduisent, rapetissent. L’humanité du maître tend vers zéro tandis que l’inhumanité du pouvoir désincarné tend vers l’infini.

Selon le principe de domination, le maître refuse aux esclaves une existence qui limiterait la sienne. Dans le principe d’exploitation, le patron accorde aux travailleurs une existence qui nourrit et accroît la sienne. Le principe d’organisation classe les existences individuelles comme des fractions, selon le taux de capacité dirigeante ou exécutante qu’elles comportent (un chef d’atelier serait par exemple défini aux termes de longs calculs sur son rendement, sa représentation, etc, par 56 % de focntion dirigeante, 40 % de focntion exécutante et 4 % d’ambigu, comme dirait Fourier).

La domination est un droit, l’exploitation un contrat, l’organisation un ordre des choses. Le tyran domine selon sa volonté de puissance, le capitaliste exploite selon les lois du profit, l’organisateur planifie et est planifié. Le premier se veut arbitraire, le deuxième juste, le troisième rationnel et objectif. L’inhumanité du seigneur est une humanité qui se cherche ; l’inhumanité de l’exploiteur tente de se dédouanner par la séduction qu’exercent sur l’humain le progrès technique, le confort, la lutte contre la faim et la maladie ; l’inhumanité du cybernéticien est une inhumanité qui s’accepte. Ainsi l’inhumanité du maître est devenue de moins en moins humaine. Car il y a plus d’atrocité dans un camp d’extermination systématique que dans la fureur meurtrière des féodaux se livrant une guerre sans cause. Et quel lyrisme encore dans les massacres d’Auschwitz quand on les compare aux mains glacées du conditionnement généralisé que tend vers la société, future et si proche, l’organisation technocratique des cybernéticiens! Que l’on comprenne bien, il ne s’agit pas de choisir entre l’«humanité» d’une lettre de cachet et l’«humanité» d’un lavage de cerveau. Autant choisir entre la potence et la guillotine! J’entends simplement que le plaisir douteux de dominer et d’écraser tend à disparaître. Le capitalisme a inauguré la nécessité d’exploiter les hommes sans en tirer de jouissance passionnelle. sans sadisme, sans cette joie négative d’exister qui consiste à faire souffrir, sans même une perversion de l’humain, sans même l’humain à rebours. Le règne des choses s’accomplit. En renonçant au principe hédoniste, les maîtres ont renoncé à la maîtrise. Cet abandon, il appartient aux maîtres sans esclaves de le corriger.

Ce que la société de production avait amorcé, la dictature du consommable l’achève aujourd’hui. Le principe d’organisation vient parfaire la véritable maîtrise des objets morts sur les hommes. La part de pouvoir qui restait aux possesseurs des instruments de production disparaît dès l’instant où les machines, échappant aux propriétaires, passent sous le contrôle des techniciens qui en organisent l’emploi. Tandis que les organisateurs eux-mêmes sont lentement digérés par les schémas et les programmes qu’ils ont élaborés. La machine simple aura été la dernière justification du chef, le dernier support de sa trace ultime d’humanité. L’organisation cybernéticienne de la production et de la consommation passe obligatoirement par le contrôle, la planification, la rationalisation de la vie quotidienne.

Les spécialistes sont ces maîtres en miettes, ces maîtres-esclaves qui prolifèrent sur le territoire de la vie quotidienne. Leur chance, on peut l’assurer, est nulle. Déjà en 1867, au Congrès de Bâle, Francau, de la Ire Internationale, déclarait: «Trop longtemps, nous avons été à la remorque des marquis du diplôme et des princes de la science. Faisons nos affaires nous-mêmes et, si inhabiles que nous puissions être, nous ne les ferons jamais plus mal qu’on ne les fit en notre nom.» Paroles pleines de sagesse, et dont le sens se renforce avec la prolifération des spécialistes et leur incrustation dans la vie individuelle. Le partage s’opère nettement entre ceux qui obéissent à l’attraction magnétique qu’exerce la grande machine kafkaïenne de la cybernétique et ceux qui, obéissant à leurs propres impulsions, s’efforcent de lui échapper. Ceux-ci sont dépositaires de la totalité de l’humain, puisque personne ne peut désormais y prétendre dans l’ancien clan des maîtres. Il n’y a plus, d’un côté, que des choses qui tombent à la même vitesse dans le vide, de l’autre, que le vieux projet des esclaves ivres d’une liberté totale.

3

Le maître sans esclaves ou le dépassement aristocratique de l’aristocratie. — Le maître s’est perdu par les mêmes voies que Dieu. Il s’effondre comme un Golem dès qu’il cesse d’aimer les hommes, dès qu’il cesse, donc, d’aimer le plaisir qu’il s’offre à les opprimer. Dès qu’il abandonne le principe hédoniste. Il y a peu de plaisir à déplacer des choses, à manipuler des êtres passifs et insensibles comme des briques. Dans son raffinement, Dieu recherche des créatures vivantes, de la bonne chair palpitante, des âmes frissonnant de terreur et de respect. Il a besoin pour éprouver sa propre grandeur de sentir la présence de sujets ardents à la prière, à la contestation, à la ruse, à l’insulte même. Le Dieu catholique s’entend à prêter de la vraie liberté, mais à la façon des prêteurs sur gages. Les hommes, il les laisse aller, comme le chat la souris, jusqu’au jugement dernier où il va les croquer. Puis, vers la fin du Moyen Age, avec l’entrée en scène de la bourgeoisie, le voici qui s’humanise lentement, paradoxalement, car il devient objet, et les hommes aussi deviennent des objets. En condamnant les hommes à la prédestination, le Dieu de Calvin perd le plaisir de l’arbitraire, il n’est plus libre d’écraser qui il veut, ni quand il veut. Dieu des transactions commerciales, sans fantaisie, mesurable et froid comme un taux d’escompte, il a honte, il se cache. Deus absconditus. Le dialogue est rompu. Pascal désespère. De l’âme soudain sans attache, Descartes ne sait que faire. Plus tard — trop tard — Kierkegaard s’efforcera de ressusciter le dieu subjectif en ressuscitant la subjectivité des hommes. Mais rien ne peut ranimer Dieu devenu dans l’esprit des hommes le «grand objet extérieur» ; il est mort définitivement, transformé en pierre, madréporisé. D’ailleurs, saisis dans le glacis de sa dernière étreinte (la Forme hiérarchisée du pouvoir), les hommes paraissent voués à la réification, à la mort de l’humain. La perspective du pouvoir n’offre à contempler que des choses, des fragments de la grande pierre divine. N’est-ce pas selon cette perspective que la sociologie, la psychologie, l’économie et les sciences dites humaines — si soucieuses d’observer «objectivement» — braquent leur microscope?

Par quelle raison le maître est-il contraint d’abandonner l’exigence hédoniste? Qu’est-ce qui l’empêche d’atteindre à la jouissance totale, si ce n’est sa condition de maître, son parti pris de supériorité hiérarchique. Et l’abandon s’accroît à mesure que la hiérarchie se morcelle, que les maîtres se multiplient en rapetissant, que l’histoire démocratise le pouvoir. La jouissance imparfaite des maîtres est devenue jouissance des maîtres imparfaits. On a vu les maîtres bourgeois, plébéiens ubuesques, couronner leur révolte de brasserie par la fête funèbre du fascisme. Mais il n’y aura même plus de fête chez les maîtres-esclaves, chez les derniers hommes hiérarchisés ; seulement la tristesse des choses, une sérénité morose, le malaise du rôle, la conscience du «rien-être».

Qu’adviendra-t-il de ces choses qui nous gouvernent? Faudra-t-il les détruire? Dans l’affirmative, les mieux préparés à liquider les esclaves au pouvoir sont ceux qui luttent depuis toujours contre l’esclavage. La créativité populaire, que n’ont brisée ni l’autorité des seigneurs ni celle des patrons, ne s’inféodera jamais à des nécessités programmatiques, à des plannings de technocrates. On dira qu’il y a, dans la liquidation d’une forme abstraite et d’un système, moins de passions et d’enthousiasme en oeuvre que dans la mise à mort de maîtres abhorrés: c’est là envisager le problème dans le mauvais sens, le sens du pouvoir. Contrairement à la bourgeoisie, le prolétariat ne se définit pas par son adversaire de classe, il porte la fin de la distinction en classes et la fin de la hiérarchie. Le rôle de la bourgeoisie fut uniquement négatif. Saint-Just le rappelle superbement: «Ce qui constitue une république, c’est la destruction totale de ce qui lui est opposé.»

Si la bourgeoisie se contente de forger des armes contre la féodalité, et partant, contre elle-même, le prolétariat au contraire contient en lui son dépassement possible. Il est la poésie momentanément aliénée par la classe dominante ou par l’organisation technocratique, mais toujours sur le point d’éclater. Unique dépositaire de la volonté de vivre, parce qu’il a connu jusqu’au paroxysme le caractère insupportable de la seule survie, le prolétariat brisera le mur des contraintes par le souffle de son plaisir et la violence spontanée de sa créativité. Toute la joie à prendre, tout le rire à s’offrir, il les détient déjà. C’est de lui-même qu’il tire sa force et sa passion. ce qu’il s’apprête à construire détruira par surcroît tout ce qui s’y oppose, comme, sur une bande magnétique, un enregistrement en efface un autre. La force des choses, le prolétariat, s’abolissant du même coup comme prolétariat, l’abolira par un geste de luxe, une sorte de nonchalance, une grâce que sait s’arroger celui qui prouve sa supériorité. Du nouveau prolétariat sortiront les maîtres sans esclaves, non les conditionnés de l’humanisme dont rêvent les onanistes de la gauche prétendument révolutionnaire. La violence insurrectionnelle des masses n’est qu’un aspect de la créativité du prolétariat, son impatience à se nier, comme il est impatient d’exécuter la sentence que la survie prononce contre elle-même.

Il me plaît de distinguer — distinction spécieuse — trois passions prédominantes, dans la destruction de l’ordre réifié. La passion de la puissance absolue, une passion s’exerçant sur les objets mis immédiatement au service des hommes ; sans la médiation des hommes eux-mêmes. La destruction, donc, de ceux qui s’accrochent à l’ordre des choses, des esclaves possesseurs de pouvoir en miettes. «Parce que nous n’en supportons plus l’aspect, nous supprimons les esclaves» (Nietzsche).

La passion de détruire les contraintes, de briser les chaînes. C’est ce que dit Sade: «Les jouissances permises peuvent-elles se comparer aux jouissances qui réunissent à des attraits bien plus piquants ceux inappréciables de la rupture des freins sociaux et du renversement de toutes les lois?»

La passion de corriger un passé malheureux, de revenir sur les espoirs déçus, tant dans la vie individuelle que dans l’histoire des révolutions écrasées. Comme il fut légitime de punir Louis XVI des crimes de ses prédécesseurs, il ne manque pas de raisons passionnantes, puisqu’il n’y a pas de vengeance possible sur des choses, pour effacer de la mémoire le souvenir, douloureux pour tout esprit libre, des fusillés de la Commune, des paysans torturés de 1525, des ouvriers assassinés, des révolutionnaires traqués et massacrés, de civilisations anéanties par le colonialisme, de tant de misères passées que le présent n’a jamais abolies. Il est devenu passionnant, parce que possible, de corriger l’histoire ; de noyer le sang de Babeuf, de Lacenaire, de Ravachol, de Bonnot dans le sang des obscurs descendants de ceux qui, esclaves d’un ordre fondé sur le profit et les mécanismes économiques, surent freiner cruellement l’émancipation humaine.

Le plaisir de jeter à bas le pouvoir, d’être maître sans esclave et de corriger le passé accorde à la subjectivité de chacun une place prépondérante. Dans le moment révolutionnaire, chaque homme est invité à faire lui-même sa propre histoire. La cause de la liberté de réalisation, cessant du même coup d’être une cause, épouse toujours la subjectivité. Seule une telle perspective permet l’ivresse des possibles, le vertige de toutes les jouissances mises à portée de tous.

*

Eviter que le vieil ordre des choses ne s’effondre sur la tête de ses démolisseurs. L’avalanche du consommable risque de nous entraîner vers la chute finale, si nul ne veille à ménager des abris collectifs contre le condtitionnement, le spectacle, l’organisation hiérarchique ; des abris d’où partiront les futures offensives. Les microsociétés actuellement en gestation vont réaliser le projet des maîtres anciens en le libérant de sa gangue hiérarchique. Le dépassement du «grand seigneur méchant homme» appliquera à la lettre l’admirable principe de Keats: «Tout ce qui peut être anéanti doit être anéanti pour que les enfants puissent être sauvés de l’esclavage.» Ce dépassement doit s’opérer simultanément sur trois points:1° dépassement de l’organisation patriarcale ;2° dépassement du pouvoir hiérarchisé ;3° dépassement de l’arbitraire subjectif, du caprice autoritaire.

1. - Le lignage contient la force magique de l’aristocratie, l’énergie transmise de génération en génération. En sapant la maîtrise féodale, la bourgeoisie est amenée, contre son gré, à saper la famille. Elle n’agit pas autrement envers l’organisation sociale… Cette négativité, je l’ai déjà dit, représente sûrement son aspect le plus riche, le plus «positif». Mais ce qui manque à la bourgeoisie, c’est la possibilité de dépassement. Que sera le dépasement de la famille de type aristocratique? Il faut répondre: la constitution de groupes cohérents où la créativité individuelle se trouve investie totalement dans la créativité collective, renforcée par elle ; où l’immédiateté du présent vécu prenne en charge le potentiel énergétique qui, chez les féodaux, provenait du passé. L’impuissance relative du maître immobilisé par son système hiérarchique ne laisse pas d’évoquer la faiblesse de l’enfant maintenu dans le cadre de la famille bourgeoise.

L’enfant acquiert une expérience subjective de la liberté, inconnue à toute espèce animale, mais il reste par ailleurs dans la dépendance objective de ses parents ; il a besoin de leurs soins, de leur sollicitude. Ce qui différencie l’enfant de l’animal tient à ce que l’enfant possède le sens de la transformation du monde, c’est-à-dire la poésie, à un degré illimité. En même temps, on lui interdit l’accès à des techniques que les adultes emploient la plupart du temps contre une telle poésie, et par exemple contre les enfants, en les conditionnant. Et quand les enfants accèdent enfin aux techniques, ils ont, sous le poids des contraintes, perdu dans leur maturité ce qui faisait la supériorité de leur enfance. L’univers des maîtres anciens tombe sous la même malédiction que l’univers des enfants: il n’a pas accès aux techniques de libération. Dès lors, il est condamné à rêver d’une transformation du monde et à vivre selon les lois de l’adaptation au monde. Dès l’instant où la bourgeoisie développe à un degré très élevé les techniques de transformation du monde, l’organisation hiérarchisée — que l’on est en droit de tenir pour le meilleur type de concentration d’énergie sociale dans un monde où l’énergie n’a pas le précieux appui des machines — apparaît comme un archaïsme, comme un frein au développement de la puissance humaine sur le monde. Le système hiérarchique, le pouvoir de l’homme sur l’homme, empêche de reconnaître les adversaires valables, il interdit la transformation réelle du milieu ambiant, pour l’emprisonner dans les nécessités d’adaptation à ce milieu et d’intégration à l’état de chose. C’est pourquoi:

2. - Afin de détruire l’écran social qui aliène notre regard sur le monde, il importe de poser comme postulat le refus absolu de toute hiérarchie à l’intérieur du groupe. La notion même de dictature du prolétariat mérite une mise au point. La dictature du prolétariat est devenue la plupart du temps une dictature sur le prolétariat, elle est devenue une institution. Or, comme l’écrivait Lénine, «la dictature du prolétariat est une lutte acharnée, sanglante et non sanglante, violente et pacifique, militaire et économique, pédagogique et administrative contre les forces et les traditions du Vieux Monde». Le prolétariat ne peut instaurer une domination durable, il ne peut exercer une dictature acceptée. Par ailleurs, la nécessité impérative de briser l’adversaire l’oblige à concentrer entre ses mains un pouvoir de répression fortement cohérent. Il s’agit donc de passer par une dictature qui se nie elle-même, comme le parti «dont la victoire doit être aussi la perte», comme le prolétariat lui-même. Le prolétariat doit, par sa dictature, mettre aussitôt sa négation à l’ordre du jour. Il n’a d’autre recours que de liquider en un bref laps de temps — aussi sanglant et aussi peu sanglant que les circonstances l’exigent — ceux qui entravent son projet de libération totale, ceux qui s’opposent à sa fin en tant que prolétariat. Il doit les détruire totalement, comme on détruit une vermine particulièrement prolifique. Et jusque dans chaque individu, il doit détruire les moindres velléités de prestige, les moindres prétentions hiérarchiques, susciter contre elles, c’est-à-dire contre les rôles, une sereine impulsion vers la vie authentique.

3. - La fin des rôles implique le triomphe de la subjectivité. Et cette subjectivité enfin reconnue, et mise au centre des préoccupations, fait apparaître contradictoirement une nouvelle objectivité. Un nouveau monde des objets — une nouvelle nature, si l’on veut — va se reconstituer au départ des exigences de la subjectivité individuelle. Ici aussi, le rapport s’établit entre la perspective de l’enfance et celle des maîtres féodaux. Dans l’un et l’autre cas, bien que sur un mode différent, les possibles sont masqués par l’écran de l’aliénation sociale.

Qui ne se souvient? Les solitudes enfantines s’ouvraient sur les immensités primitives, toutes les baguettes étaient magiques. Puis il a fallu s’adapter, devenir social et sociable. La solitude s’est dépeuplée, les enfants ont choisi malgré eux de vieillir, l’immensité s’est refermée comme un livre de contes. Personne en ce monde ne sort définitivement des cloaques de la puberté. Et l’enfance elle-même est lentement colonisée par la société de consommation. Les moins de dix ans vont-ils rejoindre les teen-agers dans la grande famille des consommateurs, vont-ils vieillir plus vite dans une enfance «consommable»? Impossible à ce stade de ne pas ressentir ce qu’il y a de similaire dans la déchéance historique des maîtres anciens et dans la déchéance croissante du royaume de l’enfance. Jamais la corruption de l’humain n’a atteint un tel paroxysme. Jamais nous n’avons été si lointainement proches de l’homme total.

Le caprice du maître ancien, du seigneur, a, sur le caprice de l’enfant, l’odieuse infériorité d’exiger l’oppression des autres hommes. Ce qu’il y a de subjectivité dans l’arbitraire féodal — selon mon gré, je te donne la richesse ou la mort — est gâché et entravé par la misère de sa réalisation. La subjectivité du maître ne se réalise en effet qu’en niant la subjectivité des autres, donc en se couvrant elle-même de chaînes ; s’enchaînant en enchaînant les autres.

L’enfant n’a pas ce privilège de l’imperfection. C’est d’un seul coup qu’il perd le droit à la subjectivité pure. On le taxe de puérilité, on l’incite à se conduire comme une grande personne. Et chacun grandit, refoulant son enfance jusqu’à ce que le gâtisme et l’agonie le persuadent qu’il a réussi à vivre en adulte.

Le jeu de l’enfant comme lejeu du grand seigneur a besoin d’être libéré, remis en honneur. Aujourd’hui, le moment est historiquement favorable. Il s’agit de sauver l’enfance en réalisant le projet des maîtres anciens ; l’enfance et sa subjectivité souveraine, l’enfance et ce rire qui est comme le bruissement de la spontanéité, l’enfance et cette façon de se brancher sur soi pour éclairer le monde, et cette façon d’illuminer les objets d’une lumière étrangement familière.

Nous avons perdu la beauté des choses, leur façon d’exister, en les laissant mourir entre les mains du pouvoir et des dieux. En vain la magnifique rêverie du surréalisme s’efforçait-elle de les ranimer par une irradiation poétique: la puissance de l’imaginaire ne suffit pas pour briser la gangue d’aliénation sociale qui emprisonne les choses ; elle n’arrive pas à les rendre au libre jeu de la subjectivité. Vus sous l’angle du pouvoir, une pierre, un arbre, un mixer, un cyclotron sont des objets morts, des croix plantées dans la volonté de les voir autres et de les changer. Et pourtant, au-delà de ce qu’on leur fait signifier, je sais que je les retrouverai exaltantes. Je sais ce qu’une machine peut susciter de passion dès qu’elle est mise au service du jeu, de la fantaisie, de la liberté. Dans un monde où tout est vivant, y compris les arbres et les pierres, il n’y a plus de signes contemplés passivement. Tout parle de joie. Le triomphe de la subjectivité rendra la vie aux choses ; et que les choses mortes dominent aujourd’hui insupportablement la subjectivité, n’est-ce pas, au fond, la meilleure chance historique d’arriver à un état de vie supérieur?

De quoi est-il question? De réaliser dans le langage actuel, c’est-à-dire dans la praxis, ce qu’un hérétique déclarait à Ruysbroeck: «Dieu ne peut rien savoir, désirer ou faire sans moi. Avec Dieu, je me suis créé et j’ai créé toutes les choses, et c’est ma main qui soutient le ciel, la terre et toutes les créatures. Sans moi, rien n’existe.»

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Il faut redécouvrir d’autres limites. Celles de l’aliénation sociale ont cessé, sinon de nous emprisonner, du moins de nous abuser. Pendant des siècles, les hommes sont restés devant une porte vermoulue, y perçant de petits trous d’épingle avec une facilité croissante. Un coup d’épaule suffit aujourd’hui pour l’abattre, c’est au-delà seulement que tout commence. Le problème du prolétariat n’est plus de prendre le pouvoir mais d’y mettre fin définitivement. De l’autre côté du monde hiérarchisé, les possibles viennent à notre rencontre. Le primat de la vie sur la survie sera le mouvement historique qui défera l’histoire. Nos adversaires valables sont encore à inventer ; à nous de chercher le contact, de les joindre sous le puéril revers des choses.

Verra-t-on les hommes renouer avec le cosmique un dialogue assez semblable à celui que durent connaître les premiers habitants de la terre, mais le renouer cette fois à l’étage supérieur, à l’étage surplombant la préhistoire, sans le respectueux tremblement des primitifs désarmés devant son mystère? Imposer en somme au cosmos une signification humaine qui vienne avantageusement remplacer la signification divine dont il s’était chargé à l’aube des temps.

Et cet autre infini qu’est l’homme réel, ce corps, ces influx nerveux, ce travail de muscles, cette errance des rêves, se peut-il qu’il ne les gouverne un jour? Se peut-il que la volonté individuelle enfin libérée par la volonté collective ne dépasse pas en prouesses le contrôle déjà sinistrement superbe que le conditionnement policier sait imposer à l’être humain? D’un homme on fait un chien, une brique, un para, et l’on ne saurait faire un homme?

Nous ne nous sommes jamais assez considérés comme infaillibles. Cette prétention, nous l’avons laissée — par orgueil peut-être — à des formes figées, à de grandes rides: le pouvoir, Dieu, le pape, le chef, les autres. Et pourtant, chaque fois que nous nous référions à la Société, à Dieu, à la Justice toute-puissante, c’est de notre pouvoir que nous parlions, mais si mal, il est vrai, si indirectement. Nous voici un étage au-dessus de la préhistoire. Une autre organisation humaine s’annonce, une organisation sociale où la créativité individuelle va laisser libre cours à son énergie, imprimer au monde les contours rêvés par chacun et harmonisés par tous.

Utopie? Allons donc? Quels sont ces reniflements de la condescendance? Je ne connais pas un homme qui ne s’accroche à ce monde-là comme à ce qu’il a de plus cher. Et sans doute, beaucoup, lâchant prise, mettent à tomber autant d’ardeur désespérée qu’ils en mettaient à se cramponner. Chacun veut faire triompher sa subjectivité: il faut donc fonder l’union des hommes sur ce désir commun. Personne ne peut renforcer sa subjectivité dans l’aide des autres, sans l’aide d’un groupe devenu lui-même un centre de subjectivité, un reflet fidèle de la subjectivité de ses membres. L’Internationale situationiste est jusqu’à présent le seul groupe qui soit décidé à défendre la subjectivité radicale.