Suite de «Vous foutez-vous de nous?» Vous ne vous en foutrez pas longtemps

XXV: Suite de «Vous foutez-vous de nous ?» Vous ne nous en foutrez pas longtemps

(Adresse des Sans-Culottes de la rue Mouffetard à la Convention, 9 décembre 1792.)

A Los Angeles, à Prague, à Stockholm, à Stanleyville, à Turin, à Mieres, à Saint-Domingue, à Amsterdam, partout où le geste et la cosncience du refus suscitent de passionnants débrayages dans les usines d’illusions collectives, la révolution de la vie quotidienne est en marche. La contestation s’enrichit à mesure que la misère s’universalise. Ce qui fut longtemps la raison d’affrontements particuliers, la faim, la contrainte, l’ennui, la maladie, l’angoisse, l’esseulement, le mensonge, dévoile aujourd’hui sa rationalité fondamentale, sa forme vide et enveloppante, son abstraction terriblement oppressive. C’est au monde du pouvoir hiérarchisé, de l’Etat, du sacrifice, de l’échange, du quantitatif, — à la marchandise comme volonté et comme représentation du monde, — que s’en prennent les forces agissantes d’une société entièrement nouvelle, encore à inventer et cependant déjà présente. Il n’est plus une région du globe où la praxis révolutionnaire n’agisse désormais comme révélateur, changeant le négatif en positif, illuminant dans le feu des insurrections la face cachée de la terre, dressant la carte de sa conquête.

Seule la praxis révolutionnaire réelle apporte aux instructions pour une prise d’armes la précision sans laquelle les meilleures propositions restent contingentes et partielles. Mais la même praxis montre aussi qu’elle est éminemment corruptible dès qu’elle rompt avec sa propre rationalité, — une rationalité non plus abstraite mais concrète, dépassement de la forme vide et universelle de la marchandise, — qui seule permet une objectivation non aliénante: la réalisation de l’art et de la philosophie dans le vécu individuel. La ligne de force et d’expansion d’une telle rationalité naît de la rencontre non fortuite de deux pôles sous tension. Elles est l’étincelle entre la subjectivité puisant dans le totalitarisme des conditions oppressives la volonté d’être tout, et le dépérissement qui atteint par l’histoire le système généralisé de la marchandise.

Les conflits existentiels ne se différencient pas qualitativement des conflits inhérents à l’ensemble des hommes. C’est pourquoi les hommes ne peuvent espérer contrôler les lois qui dominent leur histoire générale s’ils ne contrôlent en même temps leur histoire individuelle. Ceux qui s’approchent de la révolution en s’éloignant d’eux-mêmes — tous les militants — la font le dos tourné, à rebours. Contre le volontarisme et contre la mystique d’une révolution historiquement fatale, il faut répandre l’idée d’un plan d’accès, d’une construction à la fois rationnelle et passionnelle où s’unissent dialectiquement les exigences subjectives immédiates et les conditions objectives contemporaines. Le plan incliné de la révolution est, dans la dialectique du partiel et de la totalité, le projet de construire la vie quotidienne dans et par la lutte contre la forme marchande, en sorte que chaque stade particulier de la révolution représente son aboutissement final. Ni programme maximum, ni programme minimum, ni programme transitoire, mais une stratégie d’ensemble fondée sur les caractères essentiels du système à détruire, et contre lesquels porteront les premiers coups.

Dans le moment insurrectionnel, et donc aussi dès maintenant, les groupes révolutionnaires devront poser globalement les problèmes imposés par la diversité des circonstances, de même que le prolétariat les résoudra globalement en se défaisant. Citons entre autres: comment dépasser concrètement le travail, sa division, l’opposition travail-loisir (problème de la reconstruction des rapports humains par une praxis passionnante et consciente touchant tous les aspects de la vie sociale, etc.)? Comment dépasser concrètement l’échange (problème de la dévalorisation de l’argent, y compris de la subversion par la fausse monnaie, des relations détruisant la vieille économie, de la liquidation des secteurs parasitaires, etc.)? Comment dépasser conrètement l’Etat et toute forme de communauté aliénante (problème de la construction de situations, des assemblées d’autogestion, d’un droit positif cautionnant toutes les libertés et permettant la suppression des secteurs retardataires, etc.)? Comment organiser l’extension du mouvement au départ de zones-clés afin de révolutionner l’ensemble des conditions établies partout (auto-défense, rapports avec les régions non libérées, vulgarisation de l’usage et de la fabrication d’armes, etc.)?

Entre la vieille société en désorganisation et la société nouvelle à organiser, l’Internationale situationniste offre un exemple de groupe à la recherche de sa cohérence révolutionnaire. Son importance, comme celle de tout groupe porteur de la poésie, c’est qu’elle va servir de modèle à la nouvelle organisation sociale. Il faut donc empêcher que l’oppression extérieure (hiérarchie, bureaucratisation…) se reproduise à l’intérieur du mouvement. Comment? En exigeant que la participation soit subordonnée au maintien de l’égalité réelle entre tous les membres, non comme un droit métaphysique mais au contraire comme la norme à atteindre. C’est précisément pour éviter l’autoritarisme et la passivité (les dirigeants et les militants) que le groupe doit sans hésiter sanctionner toute baisse de niveau théorique, tout abandon pratique, toute compromission. Rien n’autorise à tolérer des gens que le régime dominant sait fort bien tolérer. L’exclusion et la rupture sont les seules défenses de la cohérence en péril.

De même, le projet de centraliser la poésie éparse implique la faculté de reconnaître ou de susciter des groupes autonomes révolutionnaires, de les radicaliser, de les fédérer sans en assumer jamais la direction. La fonction de L’Internationale situationniste est une fonction axiale: être partout comme un axe que l’agitation populaire fait tourner et qui propage à son tour, en le multipliant, le mouvement initialement reçu. Les situationnistes reconnaîtront les leurs sur le critère de la cohérence révolutionnaire.

La longue révolution nous achemine vers l’édification d’une société parallèle, opposée à la société dominante et en passe de la remplacer ; ou mieux, vers la constitution de micro-sociétés coalisées, véritables foyers de guérilla, en lutte pour l’autogestion généralisée. La radicalité effective autorise à toutes les variantes, est la garantie de toutes les libertés. Les situationnistes n’arrivent donc pas face au monde avec un nouveau type de société: voici l’organisation idéale, à genoux! Ils montrent seulement en combattant pour eux-mêmes, et avec la plus haute conscience de ce combat, pourquoi les gens se battent vraiment, et pourquoi la conscience d’une telle bataille doit être acquise.

(1963-1965)