Adresse aux vivants sur la mort qui les gouverne et l’opportunité de s’en défaire

II: Genèse de l’humanité

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Le déclin des médecines

Une double évolution annonce la fin du couple morbide que forment le malade et le médecin. Selon la première, le malade s’aperçoit qu’il est un médecin qui s’ignore; selon la seconde, qu’il est comme le médecin un vivant qui a peur de vivre.

Jamais la médecine n’a aussi souverainement imposé sa puissance à la mort et à la souffrance et jamais ses efforts ne se sont découverts aussi vains devant le sceau de la maladie incurable, dont le mal de survie oblitère le corps.

La vérité est qu’elle peut tout vaincre sauf l’essentiel: la fatigue d’avoir à travailler partout et toujours. Quel désaveu que le cancer, où les cellules affolées par l’ombre de la mort prolifèrent en une outancière réaction de vie, qui les tue! Quel défi que le sida, qui oppose au triomphe de l’hygiène immunitaire la débâcle absolue de l’immunité de l’organisme!

La médecine est à l’image de la civilisation marchande. Son apogée fait résonner les fanfares du bien-être aux quatre coins d’un monde où les espèces disparaissent, où les miasmes chimiques et nucléaires empoisonnent l’air, où les engrais stérilisent le sol sous prétexte de le fertiliser.

Pouvoir et impuissance de la médecine

Ayant atteint au sommet de l’efficace et de l’inefficace, la médecine tombe des hauteurs de la prétention essentielle pour se ramasser dans une réalité existentielle: le rapport morbide entre l’individu et lui-même.

Le XIX° siècle avait sacré science de l’homme l’art du médicastre, reconnaissant par là moins le progrès du savoir qu’une hausse des quotas sur le marché des matières humaines.

Durant les époques où un millier de personnes ne valaient pas un clou de cercueil, la réputation du médecin n’excédait guère celle du barbier, du charlatan et du bourreau. Il fallut que la morale avaricieuse du développement capitaliste considérât l’être humain avec l’attention prêtée à une pièce de monnaie pour que le rebouteux frotté de jargon universitaire s’élevât au statut de technicien en efficacité laborieuse, pour qu’il devînt, à la demande d’une industrialisation accélérée, l’expert du corps au travail. Tandis que la plus-value arrachée aux corons stipendie le progrès des recherches, il apparaît clairement que l’objet d’élection des plus respectables sciences, c’est en général, la machine et, en particulier, la mécanique de l’homme, qui la prolonge si utilement.

Jugez de la popularité de la médecine lorsque la machine à produire se dédoubla d’une machine à consommer; lorsque l’industrie pharmaceutique, ayant découvert dans le prolétariat un vaste marché potentiel, démocratisa l’usage des soins de santé.

Le médecin n’était que prestigieux, il devient indispensable. Sa fonction se bureaucratise pour le bien-être de tous, sa mission n’est plus caritative mais socialiste. Il milite dans un organisme sanitaire qui, sous le nom de Sécurité sociale, veille à ne pas laisser sans remèdes ceux qui travaillent chaque jour à mourir davantage.

Cependant, le déclin s’annonce. La routine bureaucratique, le pouvoir des monopoles pharmaceutiques, l’émiettement des thérapies spécialisées coù¯ncident avec une surprotection de la santé qui contraste avec le malaise dans la civilisation. La méfiance s’aiguise au contact d’une pharmacopée qui guérit l’estomac en gâtant les reins et participe de la même puissance industrielle dénaturant la terre et l’homme au nom du bonheur.

Ajoutez à cela la faillite de l’Etat-protecteur, incapable d’assurer plus longtemps une Sécurité sociale que le prolétariat des sociétés marchandes à haut développement rangeait au nombre de ses conquêtes et de ses acquis.

Bref, une morosité croissante envahit le marché de la mort et de la maladie, et l’opinion balance entre l’inquiétude et le soulagement de le voir disparaître, à la façon d’un convalescent à qui l’on assure qu’il peut marcher sans béquilles et qui n’ose le croire.

Les médecines parallèles

L’effondrement du marché médical traditionnel n’a pas manqué de stimuler la promotion d’un marché parallèle. De même que le développement marginal des industries douces convoite le marché des industries dures en croissant discrédit, de même un foisonnement de médecines alternatives s’apprêtent àévincer les thérapies chirurgicales et chimiques, de plus en plus constestées.

Le phénomène, prévisible dès les années 1960, s’insère en fait dans une logique marchande dont la deuxième moitié du XX° siècle a vulgarisé la conscience: le glissement de la production forcenée à la consommation accélérée, le passage de l’autorité à la séduction, de la tyrannie au laxisme, du sectarisme à l’ouverture, du coù»t élevé de la transgression à l’hédonisme à bas prix.

Les maladies sont le plus souvent une forme d’accident du travail. Dès que le corps rechigne à fonctionner par tout temps et tout terrain, comme une machine à produire et à consommer, il se dérègle, s’enraie, se grippe. Fuyant le stress des cadences et d’un affairement qui lui paraît soudain absurde, il cherche refuge, repos, anesthésie ou léthargie dans le coryza, l’infarctus, la fracture, l’hémiplégie, le cancer. Le paradoxe de la médecine, c’est que son intervention est aussi indispensable que nuisible. Elle répare la machine pour de nouvelles performances sur le parcours de la rentabilité, où le comportement machinal entraîne le déclin de la vie.

Bien qu’elles s’enferment dans la même tradition lucrative que leurs rivales, les médecines douces ouvrent la porte à une gratuité qui les révoquera quelque jour. Ainsi en est-il, du reste, des techniques sollicitant, pour une nouvelle cueillette énergétique, la profusion solaire, végétale, terrestre, éolienne, thalassique.

La contradiction qu’elles cultivent en exigeant paiement d’une gratuité naturelle, revendiquée par ailleurs, agit à la manière d’un révélateur. Elle souligne la dualité morbide du sain et du malsain, elle montre concrètement comment celui qui veut la santé veut aussi la maladie.

Les thérapeutiques sans violence ont, dans leur projet de renaturer les comportements, répandu l’opinion que chacun est sa propre source de vitalité et de langueur, qu’il intervient consciemment et inconsciemment — et en tout cas plus qu’il ne fut induit à l’admettre — dans le conflit dont son corps est en permanence le champ de manoeuvre et de bataille.

Oà la médecine classique emploie l’artillerie lourde pour écraser la maladie, dût-elle écraser le malade, la guérilla des médecines douces sollicite du patient une participation à l’effort curatif; elle l’amène à se battre pour guérir et lui remontre qu’il est pareil au caducée où s’enchevêtrent les deux serpents de la santé et de la maladie.

Tandis que le médecin croit de moins en moins à la médecine, le patient en vient à estimer qu’il est capable de couper court à ses malaises et de se soigner lui-même, n’usant du guérisseur, diplômé ou non, qu’à la façon d’un placebo ou d’un préservatif contre le doute qui peut raisonnablement occulter ses chances de succès.

Quant à savoir si la vie gagne au change, rien n’est moisn sûr. Devenir son propre médecin, n’est-ce pas tout bonnement apprendre à gérer sa maladie? Concocter ses tisanes, acheter la gamme tarifée des produits biologiquement purs, s’astreindre à la diète et au régime sec fait de l’homme de santé le consommateur éclairé d’une morbidité latente. On croit déboucher sur l’autonomie de l’individu, on aboutit à l’autogestion de ses prisons.

Le langage du corps

Pour qui accepte comme une fatalité le pacte avec la mort quotidienne, rien n’assure que la médecine chimique ne vaille autant, sinon plus, que la phytothérapie. Pour un patient accoutumé àêtre violé et violenté, le coup de poing médical a plus de chances de convaincre et de guérir que l’approche douceâtre et molle des nouveaux praticiens.

Au reste, l’affaire est conclue d’avance dès que l’adulte se tourne vers la médecine comme vers le sein de sa mère ou la mâle protection de son père: dès qu’il renonce à mener seul son enquête sur les pistes de la maladie naissante et à ausculter le langage du corps avec une sollicitude de grammairien. Le tout n’est-il pas de prêter un tour ludique plutôt que dramatique à des questions telles que: «Pourquoi suis-je en train d’entrer en maladie?», «Pourquoi avoir choisi le coeur plutôt que les reins, cette douleur particulière, ce type d’affection (mot remarquable désignant ici le mal et ailleurs l’amour, comme s’il contenait le mal né de l’amour absent et l’amour qui préserve du mal)?»

La perspicaité s’exercerait utilement à découvrir le lexique et la syntaxe par lesquels le corps s’exprime tant qu’il a le loisir de parler. Car si nous prenons peu d’intérêt à ses manifestations de bien-être, ne faut-il pas qu’il crie de douleur pour se faire entendre?

Quel est le sens du rhumatisme naissant, de la migraine, d’un élancement, de la luxation, de la nausée? Pourquoi ces maladresses où l’on casse des objets comme si quelque chose se nouait en soi et menaçait de se briser? A chacun de répondre car le langage diffère d’un corps à l’autre, et pourtant le conflit est partout le même: il oppose la volonté de vivre au réflexe de mort qui la nie.

La peur de mourir n’est que le travestissement ordinaire de la peur de vivre. Tout le profit de la médecine tient à soulager l’une en aggravant l’autre.

La naissance du morbide

Avec quelle sollicitude, avec quelle ferveur parfois n’acueillent-ils pas secrètement la maladie, persuadés qu’ils sont d’être nés pour payer par des années de malheur quelques bonheurs éphémères. Le travail et le marchandage ont si bien déprécié le plaisir de vivre qu’il pointe rarement le nez sans enclencher un réflexe de mort et d’échec.

Au commencement était le jeu puis le jeu devint drame. Quand il s’agit d’échapper à l’école, d’éviter une corvée, de capter des caresses dont il se sent privé, l’enfant excelle dans l’art d’être malade avec la virtuosité d’un champion d’échecs. Ce sont non pas des maladies feintes mais des maladies jouées jusqu’à ce que l’attention affective les déjoue, du moins si elle s’y emploie avec l’intelligence désirable.

Tant d’énergie s’investit quotidiennement dans la résignation suicidaire que l’habitude de se mettre la mort en tête n’attend qu’un signal de la fatigue et du désarroi pour emmitoufler son homme dans le cocon de la maladie et pour justifier par quelque infirmité sa régression à l’état fragile de l’enfance.

Seule une lucidité amusée paraît de taille à mettre un terme à d’aussi néfastes dispositions, à ridiculiser l’exaltation morbide et dramatique des premiers malaises. Encore faut-il, pour accéder à la grâce du gai savoir, faire fond sur une irrépressible volonté de vivre, sans laquelle l’intelligence des causes tourne au bon mot du condamné devant la guillotine.

Mais quoi, ne vivons-nous pas dans un paradoxe permanent, attisant la haine pour nous faire aimer, nous acharnant à perdre une vie dont chacun de nos gestes pleure le déclin, jugeant nécessaire l’éreintement au travail et futile l’effort que sollicite la jouissance? Combien nous sommes proches, malgré les conjurations et les maléfices de la maladie et de l’ennui, de la création du vivant, et comme un moment d’amour et de joie, dissipant les brumes malsaines où nous avons accoutumé de nous complaire, a la souveraine puissance de défaire, le soir — comme un jeu dont les règles n’ont plus cours — le cancer ébauché le matin.

N’y a-t-il pas dans les instants où l’on s’appartient, si exceptionnels soient-ils, plus de science et d’intelligence à extraire que de toutes les thérapeutiques, qui cultivent la vertu curative sur un incurable mal de vivre?

Les drogues

Avec la raréfaction des guerres, des émeutes, des révolutions qui servaient de prétexte et d’expédient au culte bien enraciné de la mort, il ne subsiste plus pour nourrir le refus de la vie que, ultima ratio, le combat de chacun contre soi-même. C’est un conflit dont il est plus aisé de sortir aujourd’hui qu’aux temps passés, où il se faisait sournoisement tout petit dans les vastes embrasements entre les nations et les classes sociales. A une réserve près, toutefois: que l’on ne sous-estime pas à quel point le marché des armes a laissé place au marché de la drogue, non seulement de l’héroù¯ne et de la cocaïne, mais plus encore les médicaments, dont le pharmacien est le très officiel dealer; à bien de égards, la propagande mortifère n’a fait que changer son fusil d’épaule, et plutôt vers la gauche.

Dévaluation de la souffrance

Le crédit décroissant accordé à la douleur compte assurément parmi les signes rassurants de notre époque. Il était temps qu’elle vienne à perdre peu à peu son ignoble sens de rédemption. Chassée de la boutique des valeurs positives, elle excite moins à la compassion et aux soulagements secourables qu’elle ne résout à la volonté d’en finir avec ses déplorations et de l’éradiquer avant qu’elle agisse par accoutumance à la manière d’une drogue.

Combien de générations n’a-t-elle pas horripilées de ses jérémiades, jouant les pleureuses dans le cortège de l’envie, de l’arrivisme, de l’ascension aux honneurs, se dédommageant de la peine en l’infligeant aux autres, gâtant la gastronomie par l’ulcère et faisant de l’épine la gloire du rosier.

Hélas pour ses cagots et ses souteneurs, il n’y a plus ni réussite, ni prestige, ni pouvoir. Le travail ne sanctifie plus l’abruti qui y sacrifie courageusement, et s’il arrive encore qu’un malheur, une maladie, une infortune servent de faire-valoir, ce n’est plus là qu’un trait ridicule, comme on en glane dans les mélodrames du passé.

Il va de soi que la dépréciation de la douleur coù¯ncide avec le déclin de la fonction qui lui fut économiquement impartie. L’idéologie de la souffrance utile et agréable aux dieux, à l’Etat, à la morale s’accordait on ne peut mieux avec l’indispensable sacrifice de soi sur les autels de la production. En revanche, c’est une idéologie résolument contraire qui a paré des falbalas de la séduction la nécessité de consommer. A l’ascétique objurgation: «Prenez de la peine car on n’a rien sans douleur» a succédé l’allègre «Faites-vous plaisir.» Pour vendre les succédanés de l’agrément, il ne paraissait pas trop frivole de prêter le masque du sourire à l’angoisse, à l’amertume, à l’insatisfaction qui doublent la facture des plaisirs mercantiles.

On n’a que trop longtemps confondu la souffrance naturelle — telle qu’elle émane de la dialectique de vie, avec sa répartition incidemment aléatoire des plaisirs et des déplaisirs — et la souffrance dénaturée que sécrètent l’interdit jeté sur la jouissance, les mécanismes réducteurs du travail, la culpabilité inhérente aux échanges, la perspective alignant les êtres et les choses en prenant la mort pour point de convergence.

S’il est vrai que la maladie remplit les vides que la frustration creuse dans le corps — qu’elle est l’envers d’un sentiment de plénitude -, cela signifie aussi que la jouissance est l’absolu préservatif contre l’angoisse, les états morbides et l’agonie précoce.

Vertu curative de la jouissance

Je tiens pour exemplaire l’observation consignée par une pédiatre à l’occasion d’une consultation. Pour atténuer la douleur d’un pansement à renouveler, une petite fille de six ans, découvrant spontanément la vertu analgésique du plaisir, se caressait les seins. La mère, gênée par une conduite qu’elle jugeait obscène, voulut la faire cesser. Il est à l’honneur de la pédiatre qu’elle s’opposa à la remontrance maternelle et entreprit d’expliquer le bien-fondé d’un tel comportement.

La jouissance éloigne la douleur. Il y a là une évidence qui mériterait de changer les bases mêmes de la recherche scientifique. Car si l’on admet que le patient réagissant vivement contre la douleur qui l’accable (et réagissant avant qu’elle ne le terrasse) hausse à70 p. cent ses chances de guérison, on conviendra qu’il y a quelque aberration à emprunter le chemin inverse, à partir d’un état morbide où, qu’on le veuille ou non, la jouissance écartée de la vie cherche à se satisfaire dans la souffrance, le sacrifice et la mort pour prétendre restaurer l’on ne sait quelle santé.

Quand donnerez-vous congé à l’école du sado-masochisme, à l’éducation selon l’esprit, à l’initiation au travail forcé à un apprentissage dont le progrès est aussi celui des carences affectives, si bien que le plus savant des thérapeutes ignore encore à quel point ses propres maladies sont le choix d’une nostalgie?

La volonté de vivre et sa conscience

Le savoir, en une matière dont la médecine s’est abusivement réservé le contrôle, consiterait à dialoguer avec le corps. La maladie parle, semble-t-il, où le désir a été contraint de se taire et de se renier. A chacun de découvrir, s’il le veut, en quel lieu et comment une volupté naissante s’est rencoignée, recroquevillée, ratatinée en de douloureuses nodosités que la médecine n’a que le choix de trancher, à défaut d’obtenir l’assentiment du corps.

Pourtant, ce n’est pas de la pensée séparée, si lucide soit-elle sur la faille où le désir s’est coincé et couine, que viendra la faculté de restaurer l’équilibre vital du corps. Il n’y a que la passion du vivant et l’amour de soi pour vaincre le doute et la peur lentement distillés dans le coeur dès l’enfance; il n’y a que la passion attentivement accordée à chacun des plaisirs du jour et de la nuit pour transmuter les pulsions primaires en cet affinement des désirs qui est la seule substance de l’humain.

Une nouvelle conscience découvre sa pratique. Le médecin croit de moins en moins à la médecine, le malade soupçonne de plus en plus dans son mal l’effet des manquements quotidiens au plaisir de vivre, le corps refuse lentement son statut traditionnel de machine à produire, à consommer et à triturer les passions dans les trémies du refoulement et du défoulement. C’en est fini du corps assimilé à un lieu de travail. Aucune souffrance ne se justifie car aucune jouissance n’exige un renoncement. Une totalité vivante découvre la puissance de créer et de se créer. Les rêves de la terre et du corps sont les mêmes, ils marquent la reconquête sur les dieux du pouvoir et de l’argent d’une réalité désirée où la souffrance, la maladie, l’interdit et la mort socialement commanditée n’ont plus droit de cité.