L’intermonde et la nouvelle innocence

XXIV: L’intermonde et la nouvelle innocence

L’intermonde est le terrain vague de la subjectivité, le lieu où les résidus du pouvoir et de sa corrosion se mêlent à la volonté de vivre (1). — La nouvelle innocence libère les monstres de l’intériorité, elle projette la violence trouble de l’intermonde contre le vieil ordre des choses qui en est cause (2).

1

Il existe une frange de subjectivité troublée, rongée par le mal du pouvoir. Là s’agitent les haines indéfectibles, les dieux de vengeance, la tyrannie des envies, les renâclements de la volonté frustrée. C’est une corruption marginale qui menace de toutes parts ; un intermonde.

L’intermonde est le terrain vague de la subjectivité. Il contient la cruauté essentielle, celle du flic et celle de l’insurgé, celle de l’oppression et celle de la poésie de la révolte. A mi-chemin entre la récupération spectaculaire et l’usage insurrectionnel, le super-espace-temps du rêveur s’élabore monstrueusement selon les normes de la volonté individuelle et dans la perspective du pouvoir. L’appauvrissement croissant de la vie quotidienne a fini par en faire un domaine public ouvert à toutes les investigations, un lieu de lutte en terrain découvert entre la spontanéité créatrice et sa corruption. En bon explorateur de l’esprit, Artaud rend parfaitement compte de ce combat douteux: «L’inconscient ne m’appartient pas, sauf en rêve, et puis, tout ce que je vois en lui et qui traîne, est-ce une forme marquée pour naître ou du malpropre que j’ai rejeté? Le subconscient est ce qui transpire des prémisses de ma volonté intérieure, mais je ne sais pas très bien qui y règne, et je crois bien que ce n’est pas moi, mais le flot des volontés adverses qui, je ne sais pourquoi, pense en moi et n’a jamais eu d’autres préoccupations au monde et d’autre idée que de prendre ma place, à moi, dans mon corps et dans mon moi. Mais dans le préconscient où leurs tentations me malmènent, toutes ces mauvaises volontés, je les revois, mais armé cette fois de toute ma conscience, et qu’elles déferlent contre moi, que m’importe puisque maintenant, je me sens là… J’aurai donc senti qu’il fallait remonter le courant et me distendre dans ma préconscience jusqu’au point où je me verrai évoluer et désirer.» Et Artaud dira plus loin: «Le peyotl m’y a mené.»

L’aventure du solitaire de Rodez résonne comme un avertissement. Sa rupture avec le mouvement surréalistes est significative. Il reproche au groupe de s’intégrer au bolchevisme ; de se mettre au service d’une révolution — qui, soit dit en passant, traîne après elle les fusillés de Cronstadt — au lieu de mettre la révolution à son service. Artaud a mille fois raison de s’en prendre à l’incapacité du mouvement de fonder sa cohérence révolutionnaire sur ce qu’il contenait de plus riche, le primat de la subjectivité. Mais, sitôt consommée la rupture avec le surréalisme, on le voit s’égarer dans le délire solipsiste et dans la pensée magique. Réaliser la volonté subjective en transformant le monde, il n’en est plus question. Au lieu d’extérioriser l’intériorité dans les faits, il va au contraire la sacraliser, découvrir dans le monde figé des analogies la permanence d’un mythe fondamental, à la révélation duquel accèdent seules les voies de l’impuissance. Ceux qui hésitent à jeter au-dehors l’incendie qui les dévore n’ont que le choix de brûler, de se consumer, selon les lois du consommable, dans la tunique de Nesus des idéologies — que ce soit l’idéologie de la drogue, de l’art, de la psychanalyse, de la théosophie ou de la révolution, voilà précisément ce qui ne change rien à l’histoire.

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L’imaginaire est la science exacte des solutions possibles. Il n’est pas un monde parallèle laissé à l’esprit pour le dédommager de ses échecs dans la réalité extérieure. Il est une force destinée à combler le fossé qui sépare l’intériorité de l’extériorité. Une praxis condamnée à l’inaction.

Avec ses hantises, ses obsessions, ses flambées de haine, son sadisme, l’intermonde semble une cache aux fauves, rendus furieux par leur séquestration. Chacun est libre d’y descendre à la faveur du rêve, de la drogue, de l’alcool, du délire des sens. Il y a là une violence qui ne demande qu’à être libérée, un climat où il est bon de se plonger, ne serait-ce qu’afin d’atteindre à cette conscience qui danse et tue, et que Norman Brown a appelée la conscience dionysiaque.

2

L’aube rouge des émeutes ne dissout pas les créatures monstueuses de la nuit. Elle les habille de lumière et de feu, les répand par les villes, par les campagnes. La nouvelle innocence, c’est le rêve maléfique devenant réalité. La subjectivité ne se construit pas sans anéantir ses obstacles ; elle puise dans l’intermonde la violence nécessaire à cette fin. La nouvelle innocence est la construction lucide d’un anéantissement.

L’homme le plus paisible est couvert de rêveries sanglantes. Comme il est difficile de traiter avec sollicitude ceux qu’on ne peut abattre sur-le-champ, de désarmer par la gentillesse ceux qu’il est inopportun de désarmer par la force. A ceux qui ont failli me gouverner, je dois beaucoup de haine. Comment liquider la haine sans liquider sa cause? La barbarie des émeutes, le pétrolage, la sauvagerie populaire, les excès que flétrissent les historiens bourgeois, c’est précisément le vaccin contre la froide atrocité des forces de l’ordre et de l’oppression hiérarchisée.

Dans la nouvelle innocence, l’intermonde, se débondant soudain, submerge les structures oppressives. Le jeu de la violence pure est englobé par la pure violence du jeu révolutionnaire.

Or le choc de la liberté fait des miracles. Il n’est rien qui lui résiste, ni les maladies de l’esprit, ni les remords, ni la culpabilité, ni le sentiment d’impuissance, ni l’abrutissement que crée l’environnement du pouvoir. Quand une canalisation d’eau creva dans le laboratoire de Pavlov, aucun des chiens qui survécurent à l’innondation ne garda la moindre trace de son long conditionnement. Le raz de marée des grands bouleversements sociaux aurait-il moins d’effet sur les hommes qu’une innondation sur les chiens? Reich préconise de favoriser chez les névrosés affectivement bloqués et musculairement hypertoniques des explosions de colère. Ce type de névrose me paraît particulièrement répandu aujourd’hui: c’est le mal de survie. Et l’explosion la plus cohérente de colère a beaucoup de chance de ressembler à une insurrection générale.

Trois mille ans d’enténèbrement ne résisteront pas à dix jours de violence révolutionnaire. La reconstruction sociale va pareillement reconstruire l’inconscient individuel de tous.

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La révolution de la vie quotidienne liquidera les notions de justice, de châtiment, de supplice, notions subordonnées à l’échange et au parcellaire. Nous ne voulons pas être des justiciers, mais des maîtres sans esclaves, retrouvant, par-delà la destruction de l’esclavage, une nouvelle innocence, une grâce de vivre. Il s’agit de détruire l’ennemi, non de le juger. Dans les villages libérés par sa colonne, Durruti rassemblait les paysans, leur demandait de désigner les fascistes et les fusiller sur-le-champ. La prochaine révolution refera le même chemin. Sereinement. Nous savons qu’il n’y aura plus personne pour nous juger, que les juges seront à jamais absents, parce qu’on les aura mangés.

La nouvelle innocence implique la destruction d’un ordre de choses qui n’a fait qu’entraver de tout temps l’art de vivre, et menace aujourd’hui ce qui reste d’authenticité vécue. Je n’ai nul besoin de raisons pour défendre ma liberté. A chaque instant le pouvoir me place en état de légitime défense. Dans ce bref dialogue entre l’anarchiste Duval et le policier chargé de l’arrêter, la nouvelle innocence peut reconnaître sa jurisprudence spontanée:- Duval, je vous arrête au nom de la Loi.- Et moi je te supprime au nom de la Liberté.

Les objets ne saignent pas. Ceux qui pèsent du poids mort des choses mourront comme des choses. Comme ces porcelaines que les révolutionnaires brisaient, au sac Razoumovskoé — on leur en fit grief, ils répondirent, rapporte Victor Serge: «Nous briserons toutes les porcelaines du monde pour transformer la vie. Vous aimez trop les choses et pas assez les hommes… Vous aimez trop les hommes comme les choses, et pas assez l’homme.» Ce qu’il n’est pas nécessaire de détruire mérite d’être sauvé: c’est la forme la plus succinte de notre futur code pénal.